Derek Walcott

Enfin Derek Walcott vint. Les rochers errants de ses poèmes peuvent ranimer en nous le goût du "fruit heureux" de la poésie, pour reprendre les mots de ses deux titres parus en français.

Né en 1930 à Sainte-Lucie, dans les Petites Antilles anglaises, il fit ses études à la Jamaïque, et poursuivit de front l'animation d'un atelier de théâtre et l'écriture de pièces comme Le rêve sur le singe des montagnes. Il enseigne depuis aux états-Unis. Mais c'est d'abord le poète que le Nobel 1992 a couronné pour de nombreux recueils dont Autre vie, Le golfe, Grappe de mer.

Loin de se replier sur le nombril abstrait de l'être heideggérien absent ou sur le champ de la linguistique et de la déconstruction dont semble se gargariser une bonne part de la poésie française et américaine, Walcott s'ouvre sur le monde, sur les hommes dans leur géographie et leur histoire. L'exil du Russe Brodsky chassé par le régime soviétique ou les paradis fiscaux des Caraïbes peuvent nourrir le poète comme autant de thèmes dont l'universalité vient s'ancrer, comme du temps de William Shakespeare, dans le contemporain. Walcott ne cède pas au désespoir des voix condamnées à rester sans portée. Loin des fumées des camps de concentration chantées par la beauté des voix défaites de Nelly Sachs et de Paul Celan, loin de ceux qui clamèrent qu'écrire était impossible après Auschwitz et Hiroshima, loin de ceux qui crurent réduire la pensée poétique à la quintessence de la sobriété et à un au-delà suicidaire de la parole, Walcott, sachant qu'il écrit "aujourd'hui après Dachau et non après Jésus-Christ", renfloue les pouvoirs et les navires du langage pour une ulysséenne et moderne traversée. Il fait éclater la langue en "feuilles d'îles rousses" qui agrègent dans la métaphore maritime autant de réalités individuelles, sentimentales, politiques et métaphysiques.

Sans vouloir revenir en arrière, sinon en écho aux accents classiques des Quatre quatuors de T.S. Eliot, Walcott renoue avec les richesses de l'image et de la métaphore. De même, il n'hésite pas à avoir recours à la narration, au ton de l'épopée, nuancé s'il le faut d'ironie, pour, loin de l'aphorisme exsangue, impulser une dynamique voyageuse, une pulsion de totalité, et donner au recueil la dimension d'un portulan aventureux d'hier et d'aujourd'hui.

On pense bien sûr au Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage de Joachim du Bellay. L'errance n'est plus un geste vide, elle se fait somme patiemment acquise de connaissance et d'amour. Cet Ulysse, ici explicitement métaphorisé, effectue un périple dont les Ithaque et les Cyclope sont dispersés, du "sol grec" aux Caraïbes et aux côtes américaines. Le voyage s'élargit à la recherche des diverses racines culturelles du poète qui plongent dans les terreaux de Rome et d'Athènes, du Nord et du Sud, des Etats-Unis et du Yucatan. Quelques uns des ancêtres de Walcott ont dû passer les colonnes d'Hercule de la vieille Europe pour mêler leur sang à celui des "native Americans" et des esclaves noirs:

Je ne suis qu'un nègre rouge qui aime la mer,

j'ai reçu une solide éducation coloniale,

j'ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l'Anglais,

et soit je ne suis personne, soit je suis une nation.

Ainsi, le destin personnel du poète parle pour chacun de ceux qui s'interrogent sur leur généalogie, leur identité et leur condition, sur le sens de leur problématique mais fabuleux cheminement. La voix du poète a le même degré de responsabilité que l'élu, non au sens romantique du sage hugolien, mais au sens du mandat démocratique.

Enfin, il va porter une langue et une thématique aussi métissée que ses origines. Ulysse, dépositaire de l'imaginaire grec, emprunte les facettes diverses des destinées et des cultures à travers les espaces et les temps de l'humanité. Il se fait conquistador rêvant de l'or de l'utopie et du meurtre, colon et quaker de Nouvelle-Angleterre, noir à fond de cale vers les bagnes agricoles, indien voyant son exotique paradis pourrir sous le ver de l'économie de corruption.

Chacun trouve ici des traces de sa langue, du "bobohl" créole aux jurons adressés à "l'île merdique". L'anglais de Walcott se métisse et s'évade, donnant une autre dimension à l'utilitaire impersonnalité de l'anglais international. Les notes triviales côtoient et enrichissent les images grosses d'émanations poétiques fabuleuses, dignes de modernes Métamorphoses d'Ovide. Une intense émotion humaine faite de sensations courantes révèle à chaque instant le bonheur d'exister et de parler dans le monde. Car Derek Walcott croit en la langue du poème, en son éros, en ses "réelles présences". S'il sent "parfois la Muse s'en va, la Muse quitte l'Amérique", il observe avec tendresse les Etats-Unis malades, puis s'écrie soudain :

Voici que je tombe amoureux de l'Amérique.

Il me faut mettre les petits galets froids de la source

sur ma langue pour apprendre son langage,

parler en tremble et en bouleau, avec assurance.

Partout, le poète lit sur le monde le chiffre de la nature et de l'être: "l'aigrette sur une tablette de boue imprime son hiéroglyphe", y compris dans "le meilleur des Tiers mondes" où corruption et pauvreté sont le terreau d'un nouveau monde en gestation.

Embrassant "les dialectes de son archipel", les langues et les cultures, le poète caraïbe a pu être associé à l'étiquette imprécise de la World Fiction. Incarnant peut-être la revanche du Sud sur le Nord, revitalisant les langues des grandes traditions littéraires occidentales (anglais, français, espagnol) par les sangs mêlés des continents indiens, de l'Amérique latine et des pays arabes, la World Fiction rassemble des auteurs aussi divers que Carlos Fuentes, Salman Rushdie, Shashi Taroor, Amitav Gosh, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant. Le goût de la somme et de l'épopée, de l'ironie et des réseaux langagiers, une baroque gourmandise de la vie et des mots caractérisent ces auteurs de la World Fiction.

Selon Joseph Brodsky, Walcott vient d'une "Babel génétique". Lui-même prix Nobel en 1987, il est un admirateur et ami de Walcott auquel il consacra un petit essai: Le bruit de la marée. Leur fécond dialogue trouva son assomption dans un des plus beaux et dramatiques poèmes de Walcott: Forêt d'Europe. Il évoque l'exil du russe, l'inscription de sa poésie dans l'universel, puis sa citoyenneté dans une langue nouvelle (l'anglo-américain où ils confluent). Archipel du Goulag et Archipels de tourisme de mon Sud se répondent, mais n'empêchent pas que la poésie soit "le pain qui dure quand ont pourri les systèmes" et "que chaque métaphore secoue le lecteur de frissons". Belle confiance dans la langue qui mène Brodsky à la recherche des fondations et de l'avenir des langues, de l'Acqua Alta de Venise à la Suède et à l'East River, en passant par ses merveilleuses Elégies romaines qui font rebondir l'écho de Goethe et les incessants miracles du présent du poème devant les soubresauts de la nostalgie.

Ne dirait-on pas que Brodsky et Walcott sont des nouveaux classiques? Peut-être n'ont-ils que le tort de sortir le poème de son ghetto et de sa honte d'être poème? Peut-être n'ont-ils pour eux que le bonheur des voyages de connaissance dans les temps et les lieux qui font le contemporain, que le bonheur du lecteur...

Copyright © Thierry Guinhut / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 01 mai 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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