Doxologie du Blues

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Tes noms premiers sont traversée, courage, persistance. Tu es la persistance, la capacité de survie du plus pauvre, du plus exclu. De celui qu'on a privé de tout. Sauf de la voix, consubstantielle avec la vie du corps-âme.

Blues, tu n'as pas de patrie. Tu as élu domicile dans la brisure, établi ta demeure dans le manque premier. Tu en as fait ton oasis, ton jardin d'herbes. Dans les soutes les plus infâmes de l'orgueilleuse civilisation, tu as réouvert l'inguérissable, la blessure de l'âme. Tu en as fait le lieu d'habitation le plus sûr, le plus inexpropriable de l'homme.

Blues, tu as réintroduit le son insaisissable, la note voyageuse, inassignable, impossible à écrire. Tu as osé désarrimer la gamme hautaine, la charpente platonicienne des cathédrales sonores de l'Occident. Tu as infléchi le chant dans le sens de l'inassouvable, de l'incomplétude. De cette incomplétude, de cet inassignable, tu as fait un lieu de résistance. Le plus irréductible. On te dit musique du mal, musique du diable. En conséquence. Mais tes notes errantes et traversières n'ont fait que réintroduire la dissidence tonale dans l'édifice implacable du salut unanime. A peine né tu as ouvert la brèche de l'altérité. Tu as ressuscité l'ombre inexorcisée des modes interdits.

Blues, tu as redonné à l'âme le goût de l'exil. Tu nous a rapatriés dans l'inappartenance pour de bon. C'est pourquoi tu es à tout jamais hors de portée du chant des sirènes de l'officialité. Mais dans ta dissonance, ton inappartenance, il y a l'infini. Dès qu'on te fixe, on te tue. Ton être même refuse de séparer énoncé et énonciation, corps et âme, chant et cri, copulation et adoration. Tu ne sais séparer forme et évènement, essence et participation. Tu ne saurais jamais vraiment prétendre à l'impeccabilité glaciale du produit fini, de la marchandise. Tu es le compagnon des insoumis d'un monde encore plongé dans une logique de mort. Tu es l'hétérodoxie, l'hétéronomie faites chant. Quand tu te plains, t'apitoies, c'est par amour de l'amour, par amour de la vie. Quand tu ris et t'esclaffes, quand tu provoques et t'encanailles, c'est encore la haine de la haine, la haine d'une morale de mort, la haine chaleureuse et savoureuse et rigolarde de la mort que j'entends. Dans ton désespoir, c'est le refus de désespérer de la vie que je reconnais. Dans tes jeux de mots, tes allusions scabreuses ou salaces, perce déjà ton refus de la haine des puissances du corps. Ta nostalgie est celle des épiphanies solaires perdues sur des boulevards interminables de solidarité abstraite et de calcul mortel.

Blues, si tu as fréquenté les bouges et les tripots, si tes compagnes et tes compagnons ont été longtemps gens crus de mauvaise vie, c'est que dans l'ombre tu fomentais un inavouable soleil clandestin. En paraissant s'allier à la catatonie et à la douleur, l'homme noir, dépossédé entre tous, préparait sa réponse à la terreur nucléaire et au génocide. Ton deuil aura été ce subterfuge : trois notes triturées et un rythme qui négligeait de tenir le corps de jouissance à distance. Derrière ces trois notes torses, ce rythme à syncopes, mieux qu'un accélérateur de particules : une contre-bombe atomique, un raz de marée d'équinoxe de liberté, de désir, de vie. Nous avons tous été irradiés.

Tu as donc été le passeur clandestin de l'histoire de notre temps. En toi il y avait les principes de la déviance et de l'altération, aussi ceux de l'invention et de l'énergie perpétuelles. Ce que tu passais en contrebande allait devenir la révolte solsticielle de l'homme biologique à l'heure critique. Il en est résulté les plus grands rassemblements pour l'affirmation de la vie de l'histoire humaine. Pour l'instant, ce n'est encore qu'hululements de chiens sur les traces de l'esclave traqué, larmes de pluie sur une vitre obscure, sifflet mélancolique de train au-delà des champs de coton. Mais bientôt se déchainera la majesté d'une autre mémoire.

Voilà ce que tu as fait de nous, Blues. Le monde est maintenant incurablement, incommensurablement ouvert. Nous avons tous été irradiés. Il y a eu l'inadmissible : la descente de mille soleils que nous pouvons tous rencontrer à un tournant de route, au hasard d'une longueur d'onde. Nous ne pouvons plus être les mêmes. Nous ne pouvons plus être les petits hommes, les petites femmes, du ressentiment, du soupçon, de la résignation, du repli frileux.

Tout cela fait que, pour moi, même quand tu pleures tu ne saurais être triste, Blues. Vingt-cinq ans à peine après la deuxième guerre mondiale, on a assisté à l'affirmation triomphale de l'existence comme puissance n possible, infinie ouverture. Ce fut là un instant sacré, comme un nouveau dévoilement sacré de la vie, de l'univers. Ce fut, à travers trois notes, l'irruption de l'infini. Ainsi, par voies souterraines et infiniment détournées, en passant par l'inexpiable dialectique d'une des injustices les plus infâmes de l'histoire, un dieu à jamais sans sanctuaire, celui humble, banal et redoutable à la fois de la vie, était de retour.

Blues, je vais maintenant réciter ta doxologie : Barbecue Bob, Bessie Smith, Blind Blake, Peg Leg Howell, Lonnie Jonhson, Robert Jonhson, Ma Rainey, Kokomo Arnold, Blind Boy Fuller, Fred Mac Mullen, Brownie Mac Ghee, Sonny Terry, Son House, Charlie Patten, John Hurt, Big joe Williams, Blind Lemon Jefferson, Texas Alexander, Howling Wolf N° 1, Black Ace, Snooks Eaglin', Smokey Hogg, Big Bill Broonzy, Huddy Leadbetter, Sleepy John estes, Tampa Red, Fred Mac Dowell, Robert Pete Williams, Smokey Babe, Mance Lipscomb, Slim Harpo, Funny Lewis, Arthur Big Boy Crudup, Bukkah White, Lowell Fulson, Lil Son Jackson, Chester Burnett, John Lee Hooker, Sam Lightning Hopkins, Jimmy Reed, Muddy Waters, B.B. King, Leroy Car, Peetie Wheatstraw, Bumble Bee Slim, Curtis Jones, Blind Jones Davis, Big Maceo Merryweather, Doctor Clayton, Jazz Gillum, Saint Louis Jimmy, Joshua Altheimer, T. Bone Walker, Georges Barnes, Cecil Gant, Gatemouth Brown, Sonny Boy Williamson N° 2, Jammes Cotton, Little Junior Parker, Memphis Slim, Hubert Sumlin, Johny Ace, Ike Turner, Big Joe Turner, Eddie Vinson, Jimmy Bradshaw, Wynonie Harris, Jimmy Rushing, Lavern Baker, Jimmy Whiterspoon, Louis Jordan, Fats Domino, Johny Otis, Little Richard, James Brown, Ottis Redding, Wilson Pickett, Marvin Gaye, Jimmy Hendrix, Ray Charles, Little Walter, Willie Mabon, Champion Jack Dupree, Chuck Berry, Homesick James, Earl Hooker, Freddie King, Buddy Guy, Albert King, Jimmy Dawkins, Sunnyland Slim, Eddie Boyd, Ottis Spann, Little Brother Montgomery, Charlie Christian, Django Reinhardt, Elmore James, Canned Heat, The Rolling Stones, Deep Purple, Eric Clapton, Ry Cooder, Johny Shines, Calvin Frazier, Robert Gray, Johny Copeland, John Campbell, Lowell Fulson, Guitar Slim, Heartsman, walter Horton, lazy Lester, Louisiana Red, Magic Slim, Professor Longhair, Duke Robillard, Big Mama Thornton, Stevie Ray Vaugham, Wolfman Washington, Junior Wells, Hound Dog Taylor, Little Charlie, Koko Taylor, Billie Holliday, Ella Fitzgerald, Johny Hodges, Clark Terry, Eddy Lockjam Davis, Lester Young, Horace Silver, Kenny Burrel, Sonny Clark, Dizzie Gillepsie, Thelonious Monk, Charlie Parker, John Coltrane, Charlie Mingus, Eric Dolphy, Ornette Colman, Roland Kirk, Archie Shepp, Don Cherry, Miles Davis, Bo Diddley, Dinah Washington, Stevie Wonder, Ray Anderson, Aretha Franklin, Janis Joplin,

et j'en oublie, Blues, j'en oublie...

Copyright © Patrick Hutchinson / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 15 avril 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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