Mario Vargas Llosa

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Mario Vargas Llosa

Il est possible de soutenir que Mario Vargas Llosa, romancier, scénariste, critique et homme public, est la figure culturelle latino-américaine la plus célèbre du moment, et certainement la plus séduisante. Pendant un court moment en 1989, il sembla qu'il allait pouvoir couronner ses nombreuses réussites par l'élection à la présidence de son Pérou natal. Bien qu'il fit une remarquable performance au premier tour, il fut battu au deuxième par un homme politique inconnu. Depuis, il est revenu à la République des lettres et ses mémoires ont constitué l'un des premiers fruits de sa nouvelle saison littéraire.

Il y a quelques années, au cours de conférences données dans une université américaine, Vargas Llosa décomposa son propre travail de façon anecdotique, expliquant comment certains incidents de sa vie fournissaient le point de départ, et quelquefois plus que cela, de chacun de ses romans. Ici, dans un compte-rendu entier et franc de sa propre vie, il révèle à quel point son travail a toujours été sensiblement autobiographique.

Quand Vargas Llosa se décide à écrire Le Poisson dans l'eau, il était apparemment déchiré entre le désir de raconter l'histoire de son enfance et de sa jeunesse, et celui de relater les évènements de sa campagne présidentielle. Il transigea en faisant les deux à la fois: les chapitres de l'un alternent avec l'autre, de telle manière que le lecteur a le sentiment d'être constamment balloté entre deux trains roulant sur des voies parralèles. Mais au bout d'un moment on réalise que ce que l'auteur est en train de faire est plus que raconter l'histoire de sa vie; il écrit également l'histoire tragique et troublée de son pays.

Le voyage commence avec un à coup, vers 1946-'47. Un matin, on apprend sans coup férir à un garçon de onze ans, qui jusque-là avait vécu une existence heureuse avec sa mère veuve, ses grands-parents, tantes et oncles, dans la délicieuse ville de Cochabamba (Bolivie) et par la suite à Piura au Pérou, que loin d'être mort son père est justement dans la ville, et qu'il le rencontrera après le repas. Les faits, longtemps étouffés par respect des conventions d'une vie de province catholique latino-américaine, sont maintenant révélés: l'aîné des Vargas abandonna la mère de Mario peu de temps après sa naissance, et c'est seulement après une série d'aventures commerciales infructueuses qu'il retourna finalement chez elle.

Comme si cela n'était pas assez traumatisant, Ernesto Vargas, qui venait du fin fond de la classe moyenne péruvienne, se révéla être un amoncellement vivant de ressentiments et de frustrations mesquins, dont pour la plupart il se déchargea sur les êtres sans défense qu'étaient sa femme et son enfant, ayant souvent recours à la violence physique. Les difficultés financières de la famille n'étaient pas résolues: monsieur Vargas emmena sa famille à Lima, où il travailla laborieusement dans une succession de modestes emplois de bureau, pour émigrer finalement aux Etats-Unis. Il n'abandonna plus jamais sa femme, mais le mariage continua d'être tumultueux, rythmé par des séparations et des réconciliations répétées. Il n'est pas étonnant qu'à l'âge de 14 ans le plus jeune des Vargas ait choisi d'entrer à l'académie militaire Leoncido Prado à Lima, qui lui permit de vivre loin de chez lui.

Les pages de ce livre qui traitent des relations père-fils sont parmi les plus violentes et passionnées que Vargas Llosa ait jamais écrites. Il détestait son père, et va même jusqu'à faire des allusions ouvertes à un sentiment de soulagement quand ce dernier mourût d'une attaque à Los Angeles en 1979. En même temps, Ernesto Vargas eût une influence sur son fils: son mépris affiché pour la littérature, et pour les écrivains, joua certainement un rôle majeur dans ce qui poussa son fils rebelle à envisager une carrière d'écrivain.

La décision de devenir élève militaire peut sembler curieuse pour un jeune homme doté d'ambitions littéraires, mais ce fut à l'intérieur des murs de l'académie qu'il se trouva pour la première fois confronté à son pays. Les forces armées étaient une des rares - peut-être la seule - institutions péruviennes où différentes races et classes étaient mêlées, et l'expérience à Leoncido Prado lui fournit par la suite la matière de ses deux premiers romans.

Après deux ans à Leoncido Prado, Vargas Llosa persuada son père de lui permettre de retourner aux écoles civiles, d'abord à lima puis à Piura, où il logea chez son oncle et sa tante. Pendant ce temps Monsieur Vargas était allé travailler pour l'ancien Service des Informations internationales à lima, et par son intermédiaire Mario commença à travailler en tant que correcteur puis comme reporter au quotidien. Il pensait sérieusement à une carrière de journaliste. Au lieu de cela, sa famille le poussa vers des études de Droit et il intégra la vieille université de San Marcos à Lima, où il fut à nouveau projeté dans le maëlstrom du Pérou "populaire". Durant ses années universitaires, Vargas Llosa fut introduit dans les milieux politiques extrêmistes et dans les cénacles littéraires; les deux ne faisaient pas bon ménage. Pendant une brève période il fut impliqué dans une branche étudiante du Parti Communiste péruvien (alors clandestin), qu'il abandonna en protestant contre la ligne staliniste sur la littérature et l'art. Mais le Parti communiste, comme l'académie militaire, le confronta une fois de plus au vrai Pérou. Par la suite, la révolution cubaine de 1960 fit pendant un temps revivre ses sentiments révolutionnaires, mais toujours du point de vue d'un gauchiste indépendant plutôt que marxiste.

En 1954, il travailla en tant qu'assistant de recherche pour l'un des grands historiens de l'Université, Raul Porras Barrenechea. Transdisciplinaire, caractéristique autrefois commune en Amérique latine, Porras était un vrai gentleman et véritable érudit qui plus tard exerça les fonctions de sénateur et de ministre des affaires étrangères. Le portrait de cet homme est peut-être le plus vivant et le plus admiratif du livre; il est manifestement le père que Vargas Llosa aurait préféré avoir.

Il publia pendant cette période sa première nouvelle dans le prestigieux Mercurio Peruano, et tomba amoureux de sa tante Julia. C'était une idylle pour laquelle la famille n'était absolument pas préparée. Bien qu'elle ne fut pas une parente de sang, le mariage était impensable, n'était-ce que pour cause de différence d'âge (lui avait 19 ans, elle 32). Ils s'enfuirent ensemble dans les provinces où ils passèrent deux journées exténuantes d'errance, cherchant un maire qui les marierait (Vargas Llosa n'avait pas l'âge légal). L'exploit fut finalement accompli en falsifiant la date sur son certificat de naissance. La fureur familiale fut en définitive tempérée par Porras Barrenechea qui consola Ernesto Vargas par l'observation quelque peu ironique suivante: "Se marier, après tout, est un acte viril, pas si terrible que ça. Dis-toi qu'il est préférable que le garçon ait fait cela plutôt que d'être drogué ou homosexuel."

Le plus grand rêve de Vargas Llosa était de devenir écrivain, ce qui, pour lui comme pour la plupart des jeunes Sud-américains partageant ses intérêts, signifiait aller à Paris. Par chance, il pût obtenir une bourse pour étudier en Espagne, pays pour lequel lui et sa femme partirent en 1958. Il n'envisageait alors pas de revenir au Pérou.

Ces chapitres constituent une sorte de photographie jaunie du Pérou des années cinquante, ou plutôt du Lima des élégants quartiers périphériques. Ce Pérou était créole dans le sens culturel le plus large, racialement blanc et culturellement hispano-américain. Il était plein de personnages intéressants, bien que beaucoup des adultes que connaissait Vargas Llosa se sentaient frustrés et vaincus par les contraintes économiques et le manque d'opportunités. Il ne peut s'empêcher d'observer que "le Pérou de son enfance était un pays pauvre et à la traine mais, dans les dernières décennies, il s'est encore appauvri, et dans de nombreuses régions, est devenu misérable, ayant reculé jusqu'à des formes d'existence sous-humaines." Aujourd'hui Lima est un immense taudis du tiers-monde envahi par une classe indienne pauvre et déracinée, menacé par la violence du Sentier lumineux. Beaucoup des personnes que Vargas Llosa connaissait vivent maintenant à l'étranger.

La grande transformation survînt pendant qu'il était en Europe. En 1968, un gouvernement militaire "populiste" destitua le président Fernando Belaunde et expropria les grands propriétaires et les plus importantes entreprises économiques. Mais loin d'améliorer le sort de la paysannerie ou de la classe ouvrière urbaine, le socialisme militaire remplaça simplement une élite par une autre. Vers le milieu des années 70, l'Etat péruvien était au bord de la faillite, et ses entreprises "sociales" ne pouvaient payer leurs travailleurs qu'en billets dépourvus de valeur. Le Pérou était tombé de la huitième à la quatorzième place pour le niveau de vie en Amérique latine.

La goutte de trop fut l'éléction en 1985 du politicien Alan Garcia, véritable personnage de comédie musicale. Celui-ci expropria d'un seul coup le système bancaire et une grande partie de l'économie péruvienne était déjà passée dans le secteur informel. Vargas Llosa s'éleva contre les "réformes" de Garcia et se plaça à la tête d'un grand mouvement populaire. Il fut catapulté dans une campagne présidentielle majeure. Son message essentiel était que le Pérou "ne pouvait pas demeurer dans le sillage populiste, vivant le mensonge de la redistribution d'une richesse qui diminuait chaque jour."

Les chapitres sur la campagne présidentielle suggèrent une connaissance impressionnante de la société péruvienne à tous les niveaux et dans ses diverses régions, en particulier de ses groupes les plus humbles. L'ironie du sort fit qu'aussitôt que Fujimori fut élu -- après un second tour extraordinaire de méchanceté où Vargas Llosa fut accusé d'inceste, d'athéisme et enfin de vouloir le licenciement d'un demi-million de fonctionnaires -- il s'appropria la plus grande partie du programme économique de son opposant.

Vargas Llosa fut moins découragé par sa défaite aux élections que par la rapidité indécente avec laquelle ses anciens supporters s'engouffrèrent dans le camp de Fujimori. Le président-dictateur a il est vrai réformé l'économie, "mais (il) n'a pas fait avancer la justice, parce qu'il n'a aucunement accru les opportunités des démunis afin qu'ils puissent traiter avec les possédants sur un pied d'égalité... L'écart entre les mesures prises par le gouvernement Fujimori et mon programme est abyssal; c'est la différence en économie entre le libéralisme et le conservatisme, et en politique entre la dictature et la démocratie."

Copyright © Marc Falcoff / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 15 avril 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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