Béatrice Blanchet

L'Antiquité gréco-latine est-elle un gisement d'images idéales et de modèles d'identification mythiques pour le nationalisme culturel et littéraire -- sur le thème éculé et exsangue de la translatio studii, de la France non seulement Fille aînée de l'Eglise, mais également nouvelle Rome et dépositaire à ce titre de la supériorité des lettres classiques et de leur défense contre les nouveaux barbares --, ou plutôt une source de réflexion presque infinie sur les surprises de notre propre passé, un objet constant de réévaluation critique et de recherches les plus actuelles sur les bifurcations et, finalement, l'altérité, les possibles devenirs autres, que révèle l'archéologie de notre héritage culturel commun? Une chose est certaine: plus que jamais aujourd'hui dans ses lettres le champ du classicisme et du savoir sur l'Antiquité est un enjeu.

Nourrissant fortement l'imaginaire collectif, l'évocation de l'Antiquité fait naître une infinité de formules incisives et d'images mémorables où s'entremêlent des idées reçues et des mythes récurrents. Toute une tradition scolaire a légitimé la césure entre le lumineux "miracle grec" et ses austères épigones romains, pâles imitateurs malgré leur évident génie militaire et juridique. Pourtant, à l'instar d'autres disciplines historiques, un important éloignement temporel, joint à divers impératifs conjoncturels, imposent de multiples réagencements, fruits d'une patiente exegèse, à partir de sources lacunaires et complexes. Le vieux rêve humaniste d'une science globale de l'Antiquité, reposant sur un corpus relativement homogène, semble s'être désormais dissipé au profit d'une élucidation du sens toujours provisoire et en perpétuel redéploiement. Aujourd'hui, aux yeux d'une majorité d'antiquisants, la perception de l'héritage gréco-romain, loin de dispenser des valeurs immuables, doit prendre en compte une extrême variété d' approches philologiques et historiques. Ainsi, comme l'exprime pertinemment Oswyn Murray dans le Times Literary Suplement, l'intérêt considérable porté à la Polis grecque, fascinante combinaison de simplicité et de perfection, est relativement récent et il s'accompagne d'infinies nuances selon les traditions historiques. Par conséquent, l'évocation de la Cité athénienne, un des points nodaux de la philosophie politique, révèle une singulière "combinaison d'idéalisation et d'aliénation", excellent révélateur des idiosyncrasies nationales. En outre, tout comme d'autres branches du savoir généralement jugées plus compatibles avec les idéaux de la modernité (innovations et changements de paradigmes), les Lettres classiques demeurent intimement liées aux modalités du dialogue inter-disciplinaire ainsi qu'à l'intensité des échanges scientifiques internationaux; de nouvelles compétences sont aujourd'hui mises en oeuvre dans le champ des "humanités" antiques, longtemps restreintes à la philologie proprement dite. L'influence des sciences humaines (psychologie historique, anthropologie et surtout linguistique structurale) est fondamentale mais elle provoque encore certaines polémiques. Dès la seconde moitié du XXe siècle, cette multiplication des influences a entraîné un profond renversement de perspective qui rompt radicalement avec l'historiographie traditionnelle; il en découle une salutaire mise à distance d'évidences trompeuses telle qu'une extrême familiarité avec une Antiquité foisonnante, parfois déconcertante, voire "exotique" par bien des aspects.

Le recours au relativisme culturel rend possible un "regard éloigné" cher aux anthropologues, et rompt avec "l'européocentrisme" excessif de nombreux exegètes. Ainsi, découlant de cet apport essentiel, le concept d'altérité a été radicalement bouleversé par la psychanalyse, la relativisation des évidences identitaires permettant de découvrir l'Autre dans le Même, tandis que l'influence croissante de l'ethnologie a révélé la présence du Même dans un Autre souvent déroutant. Par conséquent, la fréquente assimilation des Lettres classiques à de brillants exercices d'érudition et à de subtils déchiffrages d'oeuvres particulièrement hermétiques, atténue l'infinie diversité des pratiques et des engagements professionnels, dans la mesure où elle maintient les antiquisants dans un superbe isolement, loin des tumultes de l'Agora contemporaine.

Une série d'entretiens menés auprès d'antiquisants enseignant à Paris et à Aix en Provence m'a permis de mettre à jour l'hétérogénéité de ce groupe de chercheurs qui compte en ses rangs d'attentifs lecteurs de Foucault, Bourdieu et Derrida, opposés à la traditionnelle transmission d'invariants culturels. Figure charismatique de cette mouvance universaliste, l'académicienne Jacqueline de Romilly condamne sans appel les "doctrinaires indélicats" qui s'acharnent à "déconstruire" la remarquable architecture de l'oeuvre antique, éclatée en d'innombrables réseaux de sens et en de multiples non dits. Ainsi, dans ses écrits sur l'Enseignement, cette spécialiste de Thucydide fustige sans retenue la sémiotique qui "cherche le moyen de découvrir" et "d'exploiter les accidents de style", ainsi que les graves conséquences d'un dogme psychanalytique érigé en modèle totalisant. Elle s'alarme en ces termes: "(...) du coup, la lucidité est niée, les raisonnements frappés de suspicion et le travail intellectuel assimilé à une sorte d'auto-défense aveugle et confusément passionnelle (...)".

Peut-on opposer radicalement Tradition et Innovation, Universalité et Relativisme, mais surtout Anciens et Modernes? Concrètement, le recours à divers paradigmes, mettant en présence deux concepts apparemment hermétiques l'un à l'autre, s'avère particulièrement réducteur, dans la mesure où il tend à résumer une conjoncture complexe à un conflit dualiste et grossièrement manichéen. De fait, la défense des humanités auprès des pouvoirs publics requiert la préalable harmonisation des perspectives, par la constitution d'une véritable "Union sacrée" des antiquisants, ce qui entraine l'euphémisation, voire la neutralisation des clivages internes. Dès lors, la marginalisation des factions jugées les plus "hérétiques" permet d'annoblir l'héritage antique en le confondant avec une prestigieuse tradition historique, idéale évocation de la "Grèce éternelle" dont nous serions les dignes héritiers!

Pourtant, hors de l'espace public, l'affirmation d'une appartenance radicale à un groupe ou à son opposé, véritable fil directeur de la pensée occidentale, semble constituer un puissant facteur d'identité professionnelle; cette affirmation implique l'affrontement de deux systèmes de valeurs renvoyant à deux conceptions divergentes de la fonction universitaire, et elle repose également sur des modes d'action collectifs dotés d'une forte charge symbolique. Néanmoins, dans cette perspective, ces ancrages identitaires, qui possèdent une infinie souplesse, se reconstruisent constamment au gré des conjonctures, en une articulation des similitudes et des différences idéologiques. La quête permanente du sens à donner au savoir et à l'action commune ne saurait aboutir à une synthèse figée des factions en présence: elle inscrit fort opportunément les humanités dans "l'esprit" de leur époque, tout en valorisant leur immense potentiel créatif. Cette salutaire dialectique de l'Autre et du Semblable est un facteur de dialogue et de respect d'autrui.

Copyright © Béatrice Blanchet / republique-des-lettres.fr, Paris, vendredi 01 décembre 1995. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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