République des Lettres

Jean-Patrick Manchette

Jean-Patrick Manchette Chroniques (éditions Rivages)

"Il y a encore de jolis coups à faire tous les matins de 9 à 11", disait Cendrars. Il en est aussi à recevoir. Et la lecture des inquiétantes Chroniques de Jean-Patrick Manchette est de ceux-là. Un de ces livres comme une morsure chère au coeur de Kafka: "la hache qui brise la mer gelée en nous". Car ces chroniques rassemblées font un livre de combat par lequel ceux qui l'ignoraient encore découvriront comment le roman noir -- celui, notamment, des pères fondateurs américains -- fut, en se gardant des effusions de la littérature moderne, l'ultime refuge de la lucidité politique et de la démystification sociale, bien que, précise-t-il, ce soit sans doute "chez les auteurs les plus "politisés", ceux qui se voudraient le plus conscient de l'Histoire qu'on trouve le plus d'égarement."
On trouvera certes parmi ces Chroniques tous les éléments qui en font un ouvrage de référence pour les mordus du genre, et la porte étroite par laquelle les néophytes se glisseront désormais dans le noir. On y trouvera surtout l'arsenic que Manchette n'a cessé d'incorporer à chacune de ses chroniques, martelant le propos, et prévenant ses victimes: "Si vous croyez que je me répète, vous n'avez encore rien lu!" Cette ritournelle insidieuse ("le polar est la grande littérature morale de notre époque") qui se développe en une terrifiante analyse critique du XXème siècle et de sa littérature. Presque un traité d'humour de la même couleur que ses romans: "L'idéologie dominante veut bien admettre que le mal est historique et social, sauf quand ça la gêne. Dès que ça la gêne, elle nous refait le coup du mal absolu. Le nazisme la gêne beaucoup. (...) L'idéologie dominante veut entendre parler de fascisme et d'antifascisme, elle ne veut pas entendre parler de triomphe mondial de la contre-révolution entre 1920 et 1950, elle ne veut même pas entendre parler d'une façon cohérente du polar, cette petite forme sous-littéraire que le triomphe en question a produite. Avant de produire le polar, le triomphe de la contre-révolution en amérique a produit la réalité dont le polar parle". Aussi, au fil de ces analyses d'autant plus remarquables qu'elles sont fragmentaires et vagabondes, c'est tout un réseau d'affinités électives qui se reconstruit, où le polar prend place sur une ligne de partage qui court de la littérature "réaliste" de la fin du XIXème siècle (Manchette se réclamait de la préface qu'écrivit Maupassant pour Pierre et Jean), prolongée par Dos Passos aux Etats-Unis, jusqu'au situationnisme. Celle de la critique du mensonge: "Ce ne sont plus seulement les psychologies des individus qui sont "cachée dans le livre"; ce sont les rapports sociaux; c'est le mensonge social qui maintient l'ordre; c'est "la blââgue" haïe par Flaubert; c'est l'idéologie au sens de Marx; c'est la spectacle au sens de Debord; c'est l'âge de la falsification (Lafargue)". Aussi, "Ce n'est pas par hasard que les marxisants hétérodoxes de l'école de Francfort, spécialement Walter Benjamin, étudient beaucoup le XIXème siècle dans les années 1930, et prêtent une grande attention à Paris, au second Empire, à Flaubert, Maupassant, Baudelaire". Et ce n'est sans doute pas non plus par hasard que Manchette, dans ses dernières chroniques, fut un des premiers a rendre hommage au formidable travail de petites maisons d'édition telles qu'Allia, Ludd, l'Encyclopédie des nuisances, l'Insomniaque, ou, dernière venue depuis, Sulliver. Comment? Un auteur de polar qui lit Debord (intelligemment, une rareté!)... et Benjamin? Comme dit la princesse du sang: "Si tu veux faire de bonnes photos, aie les idées en place. Je ne crois pas qu'il faut d'abord avoir de bonnes images et ensuite réflechir dessus. C'est dans l'autre sens que ça marche".
La critique fit tout le bruit qu'elle pouvait autour du "silence" de Manchette. Peut-être était-il simplement trop au fait de la récupération du néo-polar, devenu marchandise, et de ses errements parmi les sucreries nostalgiques ou pittoresques du gauchisme, sans parler du phénomène S.A.S. Il eût simplement ce commentaire laconique: "tout cela manque de nécessité". Or, celui qui avait écrit, en 1978: "Quand le monde a cessé d'être frivole, les polars le deviennent", se remet au travail dix ans plus tard. Ce qui a changé? Rien, précisément. La Princesse du sang est restée en chantier, inachevée. Premier roman, magistral, d'un cycle qu'il inaugure, à Cuba, en 1956, avec pour ambition de remonter ensuite l'Histoire jusqu'à nous. Projet interrompu, odieusement intitulé Les gens du mauvais temps, dont Manchette avait dit en 1993: "S'il devait y avoir un thème général, ce serait une phrase du genre: mais comment diable en est on arrivé là ?"

Alexandre Bosc, mardi 1 octobre 1996

 

 

 

 

 

 

 

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