Jacques Derrida

Jacques Derrida

Je ne conteste pas que nous sommes toujours en fait dans ce monde, mais c'est un monde où nous sommes altérés. La vulnérabilité, c'est le pouvoir de dire adieu à ce monde. On lui dit adieu en vieillissant. Le temps dure en guise de cet adieu et de l'à-Dieu"

(Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée).

Adieu à Emmanuel Lévinas. Adieu. Que signifie dire "adieu" lorsque ce mot se rapporte à Emmanuel Lévinas ? Et que signifie dire adieu quand cela s'adresse, à EmmanuelLévinas, à lui en personne, lui, l'auteur de Totalité et Infini, l'un des penseurs par qui est arrivée une oeuvre dont nul n'a peut-être encore parcouru toutes les dimensions ? Que signifie enfin cet aveu résigné de rupture lorsqu'il est prononcé par l'ami dans l'intimité secrète et sans bord d'une mortqui vient interrompre infiniment l'amitié ? Qu'arrive-t-il lorsque cette interruption infinie vient dire elle-même la disparition et la séparation du visage de Lévinas,cette interruption que Totalité et Infini nommejustement "visage". "Visage", un mot que Lévinas a inventé, qu'il nous a appris à lire et à entendre, plus qu'aucun autre.

L'adieu de Jacques Derrida à Emmanuel Lévinas est une manière d'adieu qui dit aussi quelque chose de ce que Lévinas à confié de l'à-Dieu. Le mot d'ouverture de ce texte, le titre qui donne ce livre, son enseigne et son adresse, ce maître-mot est un mot qui sépare et auquel ne succède aucune réponse: adieu est le premier mot de ce texte, et le dernier. Qui accueille-t-on et qu'accueille-t-on en pareille occasion, lorsqu'on le fait à l'égard d'un autre, qu'on ne peut plus accueillir, ou — si un tel geste a un sens — dont on accueille la mort ? Trace d'une séparation en forme d'attestation, un témoignage qui avait cours au sujet d'une disparition avant même qu'elle ne soit en question: voilà ce qui s'annonce dans cet accueil fait à Lévinas par un texte qui n'est plus accueil de Lévinas.Mais ce mot est aussi un mot d'accueil, de bienvenue, au-delà de toute thématisation de l'accueil et de la séparation. Peut-être s'agit-il ici, comme l'indiqueencore explicitement le mot d'adieu, de conjurer une dernièrefois le silence de la séparation définitive sans retouret sans réponse, à travers l'aveu — encore ou àjamais, inadmissible — que Emmanuel Lévinas, mort endécembre 1995 ne répondra plus. Dans ce moment unique et sans détour de la mort de l'ami ou du maître, l'instant où l'on s'adresse une dernière fois directement, tout droit, à celui dont on dit qu'il n'est plus, dans cette paix du cimetière coïncide à la fois l'adieu à l'ami à qui on ne peut plus dire adieu etl'accueil du défunt qu'on ne peut plus recevoir en ami. Avantet au-delà de la possibilité de la parole, la violence, — en vérité le traumatisme — de ce moment témoigne d'une exposition à la mort d'autrui qui n'est plus l'exposition à autrui, où la mort d'autrui n'est plus une possibilité mais l'impossibilité même: moment où se délient les mots pour dire l'absence de mots. Car "les mots manquent" et cette traversée de la parole dans laquelle on s'adresse une dernière fois à l'ami mort appartient à l'exercice de la vulnérabilité incomparable et sans défense, qui est toujours àl'oeuvre avant la mort de l'autre dans la droiture extrême duvisage du prochain. C'est au titre de l'adieu, et par son titre sans réponse — Adieu --, que ce livre de Jacques Derrida, dit à la fois "Adieu", et "Bienvenue". à la fois, car on peut dire adieu en guise de bienvenue selon certains us de la langue française et notamment ici, ici dans ce livre où voicil'adieu de Jacques Derrida, son salut, ce mot de bienvenue par lequel il nous salue. à la fois "Adieu" et "Bienvenue", ici, parce que le mot d'accueil est omniprésent chez Lévinas mais aussi peut-être parce qu'un à-Dieu, tel que Lévinas l'a enseigné, implique l'accueil, le salut à l'autre au-delà de l'être, autrement qu'être. à la fois, enfin, parce que deux textes se répondent: l'un, le premier, Adieu, fut une allocution prononcée à la mort d'Emmanuel Lévinas le 27 décembre 1995, au cimetière de Pantin. L'autre, Le mot d'accueil, est une conférence prononcée à la Sorbonne le 7 décembre 1996 en ouverture d'un hommage à Lévinas organisé par le Collège International de Philosophie . C'est dire à quel point ces deux paroles se répondent. Elles répondent aussi singulièrement de Lévinas et dece qui arrive au-delà de Lévinas, à sa mort etaprès sa mort, elles se répondent au coeur de ce que Lévinas avait définit avant sa mort: une certaine non-réponse, le sans-réponse qu'est la mort, que nous rencontrons dans le visage d'autrui. Cette rencontre avec Lévinas et la responsabilité aiguë qui m'affecte à la mort d'autrui s'exprime donc aussi par une marque d'affection, de déférence, la culpabilité sans faute du survivant à l'égard de celui qui ici ne répond plus. C'est dans la dernière section de l'essai intitulé Le mot d'accueil que le croisement indéfectible entre l'adieu et l'accueil est le plus explicite, en un lieu qui appelle plus d'un lieu et vers lequel s'achemine cette lecture de Lévinas: "(...) le Dire à-Dieu croise en un mot, mais à l'infini, le salut et la promesse, la bienvenue et la séparation: la bienvenue au coeur de la séparation, la sainte séparation. Au moment de la mort,mais aussi à la rencontre de l'autre en ce moment même, dans le geste d'accueil — et toujours à l'infini: Adieu". Le lieu qui s'annonce dans cet adieu, le lieu de cet à-Dieu où "le Dire à-Dieu signifierait l'hospitalité", ce lieu est comme tel le coeur de l'éthique: celui duface-à-face, le visage de l'autre. Le face-à-face et la droiture du visage de l'autre, ne sont tels que dans l'accueil qui est fait au visage. Si Jacques Derrida insiste sur l'éthique comme relation à l'autre par excellence qui mêle visage et hospitalité, c'est certes parce que l'hospitalité est le nom même de ce qui s'ouvre au visage — l'accueil est accueil du visage — mais c'est aussi parce que "Bien que le mot nesoit ni fréquent ni souligné, Totalité et Infini nous lègue un immense traité de l'hospitalité. Or ce traité de l'éthique comme hospitalité, ouvrirait et se déploierait dans une ouverture, un hiatus, où il n'est pas assuré que l'éthique fonde une politique au sens classique du terme, où du moins aucune hospitalité politique universelle, selon la tradition kantienne du droit cosmopolitique "en vue de la paix perpétuelle" n'est déductible de cette éthique de l'hospitalité. En clair: rien n'est garanti, ni fondation, ni déduction, ni dérivation pour effectuer la médiation de l'éthique au politique. Pourtant au creux de cette impossibilité de fonder, de déduire un droit ou une justice de l'éthique, la dépendance de l'éthique au droit et l'injonction de la déduction reste irrécusable et inconditionnelle. Elle n'attend pas. Elle n'attend pas plus que le tiers annonçant la justice et qui est au coeur de l'éthique, qui sans attendrevient affecter l'expérience du visage dans le face-à-face: sans attendre et dès le face-à-face, il y a le tiers, dont le surgissement inéluctable n'est pas accidentel et second. Il est aussi originaire que l'expérience du visage, il nous y rappelle "depuis l'avant veille" écrit Derrida, mais il est aussi ce à quoi à quoi l'éthique est promise. Déjà politique et déjà affirmée comme telle dans son affinité avec l'hospitalité, l'éthique circonscrit dans le même mouvement une paix qui excède la politique: car il n'est d'hospitalité qu'au-delà de la simple justice politique et de la paix juridique dont le Traité en vue de la paix perpétuelle était encore porteur. Une hospitalité qui n'est donc telle qu'au-delà de l'hospitalité, qui accueille au-delà de la capacité d'accueil, qui serait un accueil plus ancien et plus à venir encore qu'un accueil... "Messianisme structurel", cette eschatologie d'avant la révélation, l'eschatologie sans téléologie d'une hospitalité posée sans condition ni détermination cette "eschatologie sans messianisme" est le centre de gravité de cette lecture de Lévinas par Derrida qui nous enjoint à un autre sens et un autre lieu de la politique. Ce moment du face-à-face où la justice, le droit, la paix, les lois conditionnelles et politiques de l'hospitalité sont déjà induites par le face-à-face lui-même est dans le même mouvement celui de l'éthique oùla loi de l'hospitalité inconditionnelle, est non-dialectisable, non-thématisable: politique au-delà du politique. écho à d'autres textes, qu'on diraient "politiques" de Lévinas: Politique après ! et Au-delà de l'état dans l'état où le Tu ne tueras point, Que signifie le visage de l'autre est l'origine de l'éthique, à l'encontre de toute une tradition de la paix qui depuis Emmanuel Kant n'est que strictement institutionnelle et juridico-politique où toute paix est conditionnelle, gardant la trace de la guerre possible, d'un état de nature guerrier. Suggestion de Lévinas que l'accueil du visage de l'autre dans l'hospitalité est ce par quoi tout commence, que la paix qui relève de cette éthique est un concept qui déborde la pensée purement politique, qu'elle n'est nipurement ni simplement politique. Ce lieu fait signe vers l'autre, l'autre homme, un autre de l'homme et un autre que l'homme: l'étranger... Ce lieu, où l'éthique de l'hospitalité est plus et autre chose qu'un droit ou une politique du refuge, c'est Jérusalem. Jérusalem qui ne nomme pas seulement le lieu et l'histoire d'une promesse — celle d'une "humanité de la Thora ", écrit Lévinas — mais qui nomme aussi le processus d'une paix qui comme telle ne peut souffrir aucun "processus", d'un silence, d'une frontière introuvable et indiscernable entre éthique et politique. "Tu ne tueras point" et le Sinaï appartiennent à cette humanité qui se joue aussi dans Jérusalem, quel que soit le statut de ces noms, Sinaï, Thora, Jérusalem: le lieu et le temps du don de la Thora et de la messianicité consacrée dont le visage de l'autre et la justice relèvent, mais aussi dans le même mouvement le nom de l'histoire singulière d'Israël.

Israël. Métonymie pour une frontière entre guerre et paix, provocation à penser le passage entre éthique et politique comme question de l'hospitalité, comme accueil de l'étranger, à un moment de l'histoire de l'humanité et de celle de l'état-Nation où la forme-état est hantée, contrariée et contestée en profondeur par les cortèges que sont ces houles de déportés, de déplacés, d'immigrés, d'étrangers, de sans-papiers et de sans-patries de tous les pays: témoins et victimes de la cruauté sans précédent, d'une Heimatlosigkeitse déchaînant sur tous les continents au terme d'un siècle dont Hannah Arendt prophétisa un jour funeste qu'il était celui des "déplacements de populations". Cette cruauté et cette violence sans nom et sans visage, une violence faite au visage, Lévinas en fut toujours le témoin attentif, et l'ensemble de ses textes témoignent aussi dès la fin de la Seconde Guerre mondiale de ce qui en advint. Ainsi le voyage — peut-être nous précède-t-il encore ? — de Sadate à Jérusalem appartient-il à ces évènements exceptionnels. Une visite que Lévinas qualifia de "transhistorique", "qu'on ne fait pas et dont on n'est pas contemporain deux fois dans une vie" (L'Au-delà du verset), et qui est porteuse de cette hospitalité beaucoup plus radicale que celle de Kant, car tournée vers l'accueil de l'autre comme prochain, homme, frère, et étranger, une hospitalité transnationale, universelle (et non cosmopolitique). Il faut donc ce rapport sans médiation possible ou nécessaire entre éthique et politique, il faut ce silence, cette épokhè, à partirde laquelle on fait la politique, à partir de laquelle elle se pense mais aussi se fait autrement: "partout, écrit encore Jacques Derrida, où, en Israël, au Rwanda, en Europe, en Amérique, en Asie et dans toutes les églises St.Bernard du monde, des millions de Sans-papiers et de Sans domicile fixe exigent à la fois un autre droit international, une autre politique des frontières, une autre politique de l'humanitaire, voire un engagement humanitaire qui se tienne effectivement au-delà de l'intérêt des états-nations". Cet accueil plus ancien ou plus à venir encore qu'un accueil — "au-delà de ma capacité d'accueil" — cette hospitalité eschatologique excédent l'hospitalité juridico-politique est plus qu'un refuge: hospitalité de la Thora elle est la promesse des"villes-refuges". Ces villes-refuges dont Lévinas avait déjà souligné l'urgence (dans Au-delà du verset par exemple), et qui s'inventent à nouveau autour du Parlement International des écrivains . Promesse que le Parlement fait aussi aux livres et au livre. Car cette promesse se dit aussi dans une langue, au moins, le français, une langue qui fut la langue d'accueil et le refuge secret de Lévinas, une langue dans laquelle il inventa l'adieu et qu'il inventa par cet à-Dieu. Impossible cependant de dire sur ce seuil de qui fut cet à-Dieu, qui fut l'hôte dans cette histoire, quel visage, et quelle exposition à la mort, et quelle mort serappelait à ce mot. Le premier et le dernier mot, fut, pour ledire encore une fois d'un mot et sans attendre, dans une langue sans phrase et sans réponse: à-Dieu ! c'est-à-dire bienvenue. Cet à-Dieu qui forme ici un livre — Adieu — dont l'exigence éthique et illimitée est le messianisme du livre lui-même, de la prophétie faite livre: Visage et Sinaï !

Impossible de lire cet Adieu à Emmanuel Lévinas sans le tenir fermement avec ce petit fascicule programmatique et militant, dont le titre éloquent déclenche des échos multiples: Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! . Il s'agit bien, cependant, d'un texte séparé. Son statut importe par-dessus tout, au-delà de son archéologie: un message adressé aux membres du Parlement International des écrivains lorsque se tint les 21 et 22 mars 1996, à Strasbourg, le premier congrès des villes-refuges. Le 6 novembre 1995 ledit Parlement avait lancé lors de ses deuxièmes rencontres, par la voix de son président Salman Rushdie, et de ses vice-présidents, Adonis, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida et Edouard Glissant, un appel à la création de ces villes-refuges permettant à des écrivains ou intellectuels menacés dans leur pays de résider en paix avec quelques moyens d'exister dans des villes d'accueil. 24 villes-refuges existent aujourd'hui dans le monde. Ce petit opuscule enjoint ici explicitement à une modification de la politique internationale au-delà des états à partir del'hospitalité qui est "la culture même" et non pas "une éthique parmi d'autres". Marquant son inquiétude avec Kant, dans des catégories qui cependant semblent encore lui appartenir, ce texte, comme Adieu à Emmanuel Lévinas, indique en fait la direction d'une très profonde modification de l'asile et de l'hospitalité: celle qui arrive, cette fois, à travers une expérimentation le seuil et le rêve d'une démocratie à venir... d'un autre lieu de la pensée et de la politique.

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Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas (Éditions Galilée).

Copyright © Olivier Morel / La République des Lettres, Paris, dimanche 01 juin 1997. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite. Les citations brèves et les liens vers cette page sont autorisés.

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