Ratko Mladic

Ratko Mladic

L'église orthodoxe serbe de Bijeljna, ville frontière bosno-serbe est une construction modeste, gris sombre, à quelques vues de la place centrale. Le mercredi 28 Juin 1995, les paysans de la région et les réfugiés bosno-serbes de Tuzla et Zenica s'entassèrent dans l'église pour célébrer le martyre de Saint Vitus (IVe siècle). C'est l'une des fêtes les plus sacrées du calendrier orthodoxe serbe et elle coïncide avec le jour de 1389 où le prince Lazar Hrebeljanovic et ses forces furent écrasés par les turcs ottomans à la bataille du Kosovo, inaugurant 500 ans d'hégémonie musulmane sur les serbes.

Selon la légende serbe, l'ange Elija apparut à Lazar la veille de la bataille, lui offrant un choix sur l'issue des évènements du lendemain. Lazar pouvait emporter la victoire et conquérir un royaume terrestre ou bien il pouvait choisir le martyre et une place pour son peuple dans les cieux. Ainsi un échec militaire fut transformé en victoire spirituelle et le champ de bataille devint le berceau de la reconquête serbe du territoire national.

Chaque homme, chaque femme et chaque enfant présents, habillés de vêtements rustiques ou de vêtements de sports italiens chics, devait déjà bien connaître cette histoire. Le peuple avait l'espoir d'entrevoir leur moderne Lazar, le général Mladic, commandant militaire des serbes de Bosnie, qui était venu en ville pour l'occasion. Les autres dirigeants serbo-bosniaques étaient également présents: le Président Radovan Karadzic, le vice-président Nikola Koljevic ainsi que le speaker du Parlement, Moncilo Krajisnik, mais ils n'étaient qu'un hors-d'oeuvre. Leurs allées et venues soulevaient une curiosité mitigée mais bien peu d'enthousiasme.

Quand le général Mladic quitta l'église, il fut submergé par des fans en adoration. De vielles femmes en larmes essayaient de l'embrasser. Les bébés étaient tendus vers ses mains afin qu'il les touche. Malgré tout cela, Mladic semblait gêné, comme sincèrement surpris par cette attention. Ses maladresses et semblant d'humilité n'ont fait qu'impressionner la foule encore davantage.

"C'est un Dieu", me dit une femme entre deux âges et bien habillée. "Je le suivrai partout, à travers les bois, à travers les rivières" me dit-elle. "Il est notre sauveur et le plus grand homme du monde". Elle s'étreignit la poitrine et éleva les yeux au ciel.

Une délégation de chypriotes grecs vint lui faire ses respects. "Quand vous aurez fini ici, vous serez le bienvenu à Chypre pour nous aider à rejeter les turcs à la mer", dit le chef de la délégation au Général qui sourit poliment à cette invitation.

Deux semaines plus tard, vers le 12 Juillet 1995, le général Mladic était à Potocari, un village dans lequel plus de 28.000 musulmans de Srebrenica se sont réfugiés dans une quête désespérée de trouver abri auprès des casques bleus hollandais de l'ONU qui étaient là. Il était à cheval, scrutant les visages des réfugiés, quand il remarqua un grand nombre d'hommes et de garçons. Selon la déposition d'un témoin, Mladic arrivait difficilement à contenir sa joie. "Il y en a tellement", s'exclama-t-il. "Ca va être une immense fête. Vous allez avoir du sang jusqu'aux genoux".

Durant les quelques jours qui suivirent, entre 2.000 et 4.000 hommes musulmans capturés, dont des adolescents, furent massacrés dans une orgie meurtrière de vengeance méthodique. Des messages radio interceptés indiquent que Mladic était présent au début des exécutions. Selon une source de l'ONU, après les premiers jours de massacre, Mladic dit au commandant hollandais de l'ONU, qu'il détenait aux arrêts à Potocari, que les forces serbes "avaient tué beaucoup de gens parce qu'ils avaient essayé de s'enfuir de Srebrenica".

Beaucoup de témoins du meurtre des musulmans venant de Srebrenica ont dit que Mladic était, en fait, présent durant une grande partie de la boucherie. Un survivant de l'"exécution de masse" de centaines de prisonniers de Srebrenica près du village de Karakaj à l'Est de la Bosnie jure qu'il a vu le général Mladic assis dans une Ford rouge, regardant, tandis que des hommes bosniaques étaient emmenés deux par deux à l'arrière d'un camion et fusillés sommairement. Quelques heures plus tôt, Mladic aurait déclaré aux prisonniers: "Vous serez relâché et vous n'avez rien à craindre".

Mladic est un expert dans l'art de prendre une pose apparemment benoîte tout en planifiant des mises à mort. Peu de temps avant que ses soldats ne commencent à séparer des hommes musulmans de leur famille pour le "tri", il arriva pour réconforter les vaincus et pour distribuer de la viande et du chocolat aux enfants. Les caméras de télévision serbe l'ont filmé en train de fanfaronner parmi les foules, caressant la tête des enfants, disant "N'ayez pas peur. Personne ne vous fera de mal." Les hommes bosniaques furent emmenés à l'instant même où les caméras s'arrêtèrent de tourner.

Quelques semaines plus tard, après que Mladic ait écrasé Zepa, une autre enclave musulmane, le général dit à un reporter serbe sans la moindre pointe de cynisme: "Pensez-vous que j'aime faire la guerre? Je serais l'homme le plus heureux du monde si la guerre était finie. Un soldat connaît mieux que personne quelles iniquités entraînent la guerre. Mais quand leur vie est menacée, les gens doivent être défendus".

Tels sont les différents visages empruntés par le général Ratko Mladic, un soldat héros, objet d'adoration, accusé non sans raisons d'être un criminel de guerre, un tueur épris de paix qui a le sens du contact avec le commun. Pour ses soldats et pour les serbes de Bosnie, le général Mladic est un prince guerrier. Pour ses ennemis, les musulmans et les croates, il est l'incarnation du diable, un homme prêt à persécuter et à tuer les civils avec une brutalité singulière. Ceux qui le connaissent le mieux disent qu'il est l'homme le plus charmant qui ait jamais étranglé une ville ou réduit un village en tas de décombres. "Vous n'avez jamais passé un moment en privé avec lui. Il a une intelligence merveilleuse et un grand sens de l'humour", observa un de ses amis, qui reconnut aussi à contrecoeur que, dans le même temps, il pouvait être d'une cruauté implacable.

Ratko Mladic est né le 12 mars 1943 à Bozinovici, un village proche de Kalinovik en Herzégovine. Son prénom est soit un diminutif de Ratimir qui signifie aussi bien la guerre que la paix, soit de Ratislav qui veut dire guerre des slaves. Ce sont là des noms qui ont souvent été donnés aux garçons nés en période de guerre. Ses parents étaient tous les deux des résistants qui luttèrent contre l'occupant Nazi et leurs alliés Oustachis croates. Le jour de son deuxième anniversaire, son père, Nadja, fut tué par les croates, un événement qu'il omet rarement d'évoquer devant les étrangers.

A la fin de la guerre, Mladic alla au Iycée dans la banlieue de Belgrade puis à l'Académie militaire de Yougoslavie, où il fut diplômé en 1965, entrant la même année au parti communiste. Envoyé en Macédoine, il commande une unité d'infanterie, puis un bataillon de chars, ensuite une brigade. En juin 1991, il devînt commandant en chef adjoint au Kosovo où la population est à plus de 90% albanaise. Puis il est désigné par Belgrade pour aller en Croatie où des affrontements avaient éclatés entre les milices croates et l'armée yougoslave. A cette époque, il ne parlait ni "d'intérêts nationaux serbes" ni de "traditions militaires serbes".

Etre serbe n'avait à l'évidence aucune importance pour lui. En 1991, lors du dernier recensement yougoslave avant l'effondrement de la vieille fédération yougoslave, Mladic inscrivit sa nationalité comme yougoslave et non pas serbe. Les raisons de sa mutation en serbe nationaliste sont peu claires. Un ancien collègue rappelle que Mladic avait un mystérieux sens politique. "Il était assez rusé pour savoir ce qu'il fallait dire au bon moment".

Son succès dans l'affrontement avec les croates porta sur lui l'attention des chefs de file de la tendance dure des serbes bosniaques, qui étaient à la recherche d'un officier yougoslave de haut rang pour être leur chef militaire suprême dans la guerre qu'ils étaient en train de préparer. L'un d'entre eux, le Vice-président Nikola Koljevic, autrefois professeur spécialiste de Shakespeare à l'université de Sarajevo, a rappelé récemment: "Nous ne connaissions pas Mladic. Mais on a lu à son sujet un article dans un journal croate qui disait: Mladic n'est en rien une assistance sociale. On décida alors sur le champ que c'était l'homme qu'il nous fallait."

En mai 1992, il fut transféré à l'armée serbo-bosniaque récemment formée et la légende du général Mladic commença à naître. Il n'est pas surprenant qu'on l'ait choisi à cause de sa capacité d'être impitoyable. De nombreux serbes, particulièrement des serbo-bosniaques considèrent comme allant de soi que leurs soldats soient implacables et d'une grande brutalité envers leurs ennemis: "Qu'ils trinquent en premier parce que si tu ne le leur fais pas, tu peux être certain que ce sera eux qui te le feront."

L'incontestable charisme de Mladic est largement fondé sur sa réputation "d'honnêteté" et "d'intégrité". Dans un pays où politiciens et seigneurs de guerre se sont enrichis grâce au commerce du butin de guerre, Mladic est considéré comme un ascète. Il mène une vie humble, certains diraient spartiate. Il a une maison modeste à Belgrade. En Bosnie, il dormait soit sur un lit de camp dans son quartier général, soit en rase campagne avec ses hommes. Son aversion pour les profiteurs de guerre est, paraît il, très marquée. Au cours d'une interview qu'il m'a accordé, il s'en est pris aux seigneurs de guerre sans scrupules des unités paramilitaires: "Ils se précipitaient sur les bijouteries, les banques et les supermarchés bien approvisionnés. A côté d'eux, les soldats et les officiers de l'armée mènent une vie modeste."

Mladic préfère la compagnie de ses soldats sur le champ de bataille. Il exerce souvent son commandement dans la boue des premières lignes aux côtés de ses hommes et ceux-ci lui accordent une soumission sans faille. La plupart des mythes héroïques du général Mladic sont nés sur les champs de bataille de Bosnie; ils ont ensuite été repris et sans cesse enjolivés dans les tavernes et les tranchées où les soldats serbes fument sans arrêt, sirotent du café noir bien serré et de l'alcool de prune.

La dernière anecdote que j'ai entendue décrit comment, un matin, après la chute de Zepa, Mladic est tombé sur un petit groupe de soldats serbes trempés par la pluie froide de la nuit. "Où allez-vous ?" leur demanda-t-il. "Nous cherchons un endroit pour faire sécher nos vêtements", répondirent-ils. Sur ce, le général ôta sa casquette, la remplit d'eau, s'en aspergea et leur ordonna: "Suivez-moi".

De tels récits sont si fréquents que, lorsqu'on rencontre Mladic pour la première fois, on est surpris de constater que c'est un homme de petite taille. La tête énorme et le large visage représentés dans les journaux peuvent donner l'impression d'un personnage écrasant, avec une poitrine puissante. Mais il est de taille et de carrure moyennes et il a des yeux bleus perçants. Lorsque je l'ai vu dans le hall du théâtre de Bijeljina, une semaine à peine avant le lancement de son offensive contre Srebrenica, ce qui lui tenait le plus à coeur était d'évoquer le besoin de paix et la manière dont les "sponsors internationaux" de la guerre en Bosnie devaient cesser de soutenir les ennemis de la Serbie. "A mon sens, il est temps pour tous les peuples épris de paix de commencer à se demander où tout ceci mène. Je pense qu'il est grand temps de faire taire les armes dans cette partie du monde, et sur toute la surface du globe". "Si l'humanité devait suivre mon conseil, et si c'était en mon pouvoir, je interdirais l'emploi du mot guerre dans quelque langue que ce soit, j'interdirais toutes les parures même sous la forme de jouets."

Au moment même où il parlait, ses plans d'extermination de Srebrenica et des autres enclaves musulmanes étaient en fait bien avancés. Il les avait évoqués à mot couvert dans un discours peu avant notre rencontre. "Les jours à venir sont très importants et peuvent être décisifs pour l'issue de la guerre", avait-il déclaré.

Il semble clair qu'il parlait de paix parce que j'avais écrit un article pour un journal qui avait ironiquement proposé Mladic comme candidat au titre "d'homme de l'année", en reconnaissance de sa singularité et de ses succès à déjouer le bluff de l'OTAN à propos de la Bosnie. Mais l'ironie n'avait aucune prise sur le général tout comme sur la plupart des Serbes Bosniaques. Ils pensaient vraiment qu'on lui avait décerné cet "honneur" pour ses vertus. De ce fait, Mladic ressentait le besoin de parler en homme d'Etat et de me montrer qu'il avait fait le bon choix. Cependant, de temps en temps, il ne pouvait s'empêcher de changer de ton: "Nous sommes pleinement conscients que la guerre n'est pas la seule voie pour défendre nos valeurs. Mais si ces valeurs sont fondamentalement mises en danger, comme c'est le cas aujourd'hui, alors la guerre est la seule voie pour les défendre. Tout ce qui nous gêne dans notre effort de nous défendre nous-mêmes est une injustice. Nous ne voulions pas de cette guerre, elle nous a été imposée comme toutes les autres. La défense de son peuple est un devoir sacré", dit-il.

Rapidement après notre entretien, j'ai par hasard eu l'occasion de lire la déposition de Hermann Goëring devant le tribunal de Nuremberg: "Je n'ai pas voulu la guerre, et ce n'est pas moi qui l'ai causée. ( . . .) La seule motivation qui m'a guidé a été un amour ardent pour mon peuple, sa fortune, sa liberté et sa vie."

Mladic, accusé par le tribunal international mis en place pour les crimes de guerre commis en ex-Yougoslavie, avec Radovan Karadzic, aura éventuellement, tôt ou tard, l'occasion de répéter une défense similaire. Comme Goëring, Mladic considère souvent ses ennemis comme des êtres inférieurs, moins qu'humains. Dans un message radio, intercepté en Avril 1993, à l'apogée du premier siège de Srebrenica par les Serbes Bosniaques, Mladic a été entendu ordonnant à ses commandants de pilonner avec les forces d'artillerie les tranchées et les bois où les soldats ennemis étaient cachés: "Donnez dans la viande crue", aboya-t-il. Plus récemment, il a rejeté les allégations que des soldats Serbes auraient violé de nombreuses femmes musulmanes fuyant Srebrenica. "Cela est impossible", dit-il, "Nous autres (les Serbes) sommes trop difficiles."

De temps en temps, il parle de lui-même comme d'un dieu. Pendant la conférence sur la paix de Genève en 1993, quand Aliza Izetbegovic, le Président bosniaque, exprima des doutes sur le fait que des Serbes tiendraient leurs promesses, Mladic dit: "Quand je vous garantis quelque chose, c'est comme lorsque le tout puissant lui-même le fait". Après la chute de Zepa, quand les Nations Unies se sont précipitées pour conclure un accord d'évacuation des civils avec les Serbes Bosniaques, Mladic, devant les caméras de télévisions, montant à bord du car transportant les civils vers Zepa annonça: " Je suis le général Mladic. Vous avez probablement entendu parlé de moi. Est-ce-que quelqu'un ici a été violé par des Serbes Bosniaques?". Quand les caméras se sont retirées, il dit au groupe: "Ni Allah, ni les Nations Unies, ni l'OTAN ne peuvent vous sauver, mais moi seul."

Mladic ne veut considérer les musulmans ou les Croates comme un peuple qui combat, même de façon erronée, pour son autodétermination ou pour une société multiculturelle, ou pour se venger des injustices qui leurs ont été infligées par les soldats du général Mladic. Ils sont pour lui les forces de Modred (NDLR: Référence à la trilogie de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, où Modred est l'incarnation du mal et des forces obscures), représentants des puissances étrangères qui ont juré d'obtenir la destruction des Serbes. Pour le général, il y a un plan diabolique derrière chaque action de l'ennemi. Ainsi, ces Musulmans bosniaques ne sont pas en train de combattre pour reprendre une colline rocailleuse qui passe en dessous; ils agissent selon les instructions de leurs puissants maîtres de Téhéran, de Washington et de Bonn, plus particulièrement de Bonn. "L'Allemagne a sponsorisé la guerre", me confia-t-il. "Elle a retourné les Croates et les Musulmans contre les Serbes et les a mis en mouvement pour achever la visée allemande de germaniser les Balkans."

La fréquente récurrence de la question allemande dans les propos du général a conduit certains Serbes qui le connaissent à suggérer que sa brutalité était en partie inspirée par un désir de revanche. Lorsqu'il dit "Cette guerre fut commencée et déclarée contre nous par le même peuple que celle de 1941", il est possible qu'il se réfère au "même peuple" qui tua son père. Gaja Petkovic, un colonel en retraite de l'armée yougoslave, ancien collègue de Mladic, a également donné cela à entendre l'année dernière dans un article critique à propos de Mladic, publié dans un magazine de Belgrade: "Certains avaient l'habitude de dire qu'en se battant contre la Croatie Mladic vengeait le passé, son père mort et son enfance malheureuse, qu'il compensait ainsi ses frustrations et extériorisait son sadisme inné". Peu après la publication de l'article, Petkovic affirma que Mladic l'avait violemment menacé, affirmation contestée par l'intéressé.

Ce qui apparaît clairement, c'est que pour le général Mladic, la différence entre le passé et le présent est infime. Il les évoque simultanément dans le même souffle et lorsqu'il parle différentes périodes de l'histoire sont confondues et reconstruites les unes à partir des autres. Aujourd'hui, même les Serbes continuent de lutter pour détourner de l'Europe la marée montante islamiste; l'Allemagne n'a jamais abandonné ses visées expansionnistes, et la plus récente puissance impérialiste du monde, l'Amérique, veut aussi une part du gâteau des Balkans.

"Les Balkans et l'Europe toute entière sont en grand danger d'être gouvernées", m'a-t-il asséné. La menace de l'islamisation n'est pas un moindre danger. Il y a également, d'après lui, "un souhait très ouvertement exprimé visant à placer la région sous contrôle américain". "Tout ceci, continua-t-il, va à l'encontre des perspectives de paix et des intérêts réels des nations des Balkans. Le temps est venu pour le peuple Serbe , ajouta-t-il, d'obtenir ce qui lui appartient, en clair le droit qui découle du passé et aussi du présent".

Jusqu'aux frappes aériennes de l'OTAN, il écartait dédaigneusement la possibilité d'une intervention militaire internationale. Durant la crise des otages ONU, un ami le prévenait qu'il pouvait avoir marché sur la queue d'un tigre. "Ne t'inquiète pas", répliqua-t-il, pour moi, cela ne ressemble pas tellement à un tigre mais plutôt à un vieillard".

Les seuls ennemis qu'il craint réellement, d'après ce que j'ai pu tirer de ses propos, proviennent de ses propres rangs, quoique, lors de notre conversation, il ait été peu enclin à désigner le moindre de ses opposants Serbes, ou pour évoquer ouvertement la faille entre lui et Karadzic.

"Peut-être sommes nous allés un peu trop loin avec le général Mladic: nous en avons fait une légende". Quand Karadzic a fait cette déclaration le 4 Août 1995, il voulait porter un coup à son chef militaire et non pas simplement l'offenser. Depuis longtemps Karadzic se faisait des soucis à propos du général Mladic. Il craignait l'attraction populaire que suscitait le général et ses liens avec Slobodan Milosevic ainsi qu'avec les autres dirigeants Serbes de Belgrade qui n'aimaient pas Karadzic. Il était agacé par le puritanisme de Mladic, par son aversion pour les jeux d'argent, sa morale sexuelle stricte et son refus du marché noir qui découlait de la situation de guerre, toutes pratiques qui sont devenues partie intégrante de la vie politique de la partie de la Bosnie contrôlée par les Serbes. Par dessus tout Karadzic craignait la force du général.

Les relations étaient tendues entre les deux hommes avant même que Karadzic ne rompit ses relations avec Milosevic en Août 1994. La rupture fit suite au refus de Karadzic de signer un plan de paix soutenu par Milosevic. On considère Mladic comme loyal envers Milosevic, mais il a minimisé les humeurs suivant lesquelles Belgrade l'encourageait à monter un coup contre Karadzic et ses alliés de Pale. Mladic a accepté une division du travail; il dirigerait la guerre tandis que Karadzic dominerait les populations Bosno-Serbes de Pale ainsi que des autres villes Serbes de Bosnie. Et aussi longtemps que la politique n'a pas sapé l'effort de guerre, Mladic n'est pas intervenu. Les deux hommes, cependant, se détestent.

Karadzic devint particulièrement furieux à la mi-juin, quand Mladic ne s'est pas présenté au mariage de sa fille, Sonia, à Pale, cette station de ski située dans les alentours de Sarajevo qui servait aussi de quartier général politique aux Serbes de Bosnie. Ce mariage était un événement ostentatoire, avec une bouteille de whisky Ballantines sur chaque table et des centaines de convives qui essayaient de dissiper l'ennui et de s'attirer les bonnes grâces de la famille régnante. En privé, Mladic déclara que ce qui rendait cette cérémonie particulièrement obscène était le fait qu'elle se déroulait au moment même de la tentative des Musulmans de briser le siège de Sarajevo. Pendant la réception de mariage, couvrant le son de la musique de danse, le hurlement des sirènes d'ambulances qui transportaient des Serbes blessés vers l'hôpital local pouvait être perçu. Mladic s'excusa formellement d'avoir été retenu par des "activités officielles". Mais quand un magazine local lui demanda la raison de son absence, il précisa que peut-être l'événement le plus important qui a marqué sa vie, excepté le décès de son père, fut le suicide à Belgrade en Mars 1994, de sa fille, Ana, étudiante à la faculté de médecine. Elle avait sombré dans une profonde dépression, exacerbée, comme le clamait certains associés de Mladic, par des critiques particulièrement féroces de la presse Serbe accusant son père de crimes de guerre. Quelque soit la vérité concernant sa mort, ses amis disent que Mladic ne s'est jamais pleinement remis de cette perte. "A chaque fois qu'il a une occasion d'aller à Belgrade, disent-ils, il passe du temps sur sa tombe".

"Je me rends aux fêtes et aux cérémonies à contre-coeur ces jours-ci" a-t-il déclaré au magazine serbe, peu lui importe les noms des personnes en l'honneur de qui elles se déroulent. "Depuis que nous avons vécu une tragédie familiale, depuis que notre fille Ana est partie, j'estime qu'il est normal de m'abstenir d'assister à des réceptions." Il ne dit rien pour aplanir ses relations avec Karadzic. La rupture survint le 1er Août quand Slobodan Milosevic adressa une proposition de paix aux Bosno-Serbes et aux musulmans bosniaques. Sa lettre aux musulmans était adressée à Aliza Izetbegovic, le Président de Bosnie-Herzegovine. La lettre aux Bosno-Serbes était adressée à Mladic, repoussant ainsi ouvertement Karadzic. Le vendredi 4 Août 1995, avec 100.000 Croates de l'armée régulière mobilisés pour une attaque contre les zones détenues par les Serbes en Krajina, Karadzic annonce qu'il relevait Mladic du commandement militaire Bosno-Serbe et qu'il assurerait personnellement le commandement de l'armée. Karadzic rendit Mladic responsable de la perte de Grahovo et Glamoc, deux villes clefs de Bosnie occidentale entièrement peuplées de Serbes qui étaient tombées aux mains des Croates la semaine précédente. Karadzic utilisa la chute de ces villes comme occasion pour annoncer des changements inattendus dans le haut commandement.

Le Général Mladic fut rétrogradé au rang de conseiller. Cela s'avéra être l'un des renoncements militaires les plus malheureux de l'histoire moderne. Mladic refusa de partir, stigmatisant cette démarche comme anti-constitutionnelle: "Je suis entré en guerre en tant que soldat, c'est ainsi que je veux partir", déclara Mladic dans une interwiew recueillie par le bureau de presse militaire. "Donc, je resterai au poste de commandement du principal quartier Général de l'armée Bosno-Serbe aussi longtemps que nos combattants et notre peuple me soutiendront". Karadzic essaya de riposter en obtenant le soutien de politiciens du Parlement de la République auto-proclamée de Srpska. Mais la plupart des députés sont considérés comme des profiteurs de guerre et leur décision n'entraîna que peu d'adhésion. Mladic rétorqua avec une déclaration de soutien de 21 des plus importants généraux Bosno-Serbes et du "Peuple". Karadzic déclara alors avec insistance que Mladic était un malade mental: "Ratko est un fou" déclara-t-il lors d'une réunion des fonctionnaires locaux dans la ville de Banja Luka au Nord de la Bosnie. "Je vous dis cela en tant que psychiatre avec une longue expérience, il n'a tout simplement pas pu supporter la pression et il est devenu fou".

En moins d'une semaine, Karadzic était battu sur tous les plans. Dans un pays construit sur la guerre et au coeur de la guerre, la décision des hommes qui ont le commandement des armées sera le plus probablement la dernière. Le 11 Août, Karadzic annonça finalement qu'il n'y aurait pas de changement dans l'armée des Serbes de Bosnie. Mais la confrontation laissa Karadzic visiblement affaibli. Au lieu de renforcer son propre pouvoir, il transforma le Général Mladic en Maître des Serbes de Bosnie. Plus ennuyeux pour Karadzic, il y avait parmi les Serbes un débat à propos d'une prise de possession armée de la Bosnie au cours de laquelle il serait évincé. A la fin Août, il y eut des rapports non confirmés de coups de feu échangés entre les partisans de Mladic et ceux de Karadzic. Un journal serbe affirma que durant la dernière semaine d'août, le Général Milan Gvero, un proche de Mladic, avait "séquestré" Karadzic pendant une journée et l'avait admonesté à propos de son hostilité à l'égard de Mladic et du haut commandement militaire.

Dès le début de Septembre Karadzic, confronté aux frappes aériennes de l'OTAN, paraissait tout au moins résolu à accepter la domination de Mladic et Milosevic. L'erreur de Karadzic a été de croire que la machine de propagande qui l'avait amené lui, psychiatre à la réputation douteuse, jusqu'au bureau de "Président" était également à l'origine de la création du "Mythe" du Général Mladic. Il avait oublié que la légende de Ratko Mladic émergeait des champs de massacre de Bosnie et de Croatie et non pas seulement de la télévision contrôlée par l'Etat. Plus étonnant encore que le mauvais calcul de Karadzic fut le fait que parmi les diplomates occidentaux plus particulièrement français et britanniques grandissait un étrange consensus autour de l'idée que le Général Mladic était peut-être le dirigeant qui serait à même d'apporter la paix en Bosnie.

Ils pensaient que Mladic, homme de Milosevic, accepterait le marché qui attribuerait aux Serbes la portion de 49% de la Bosnie. La folie d'une telle façon de penser apparut clairement durant le premier week-end de Septembre lors d'une rencontre entre le Général Bernard Janvier, commandant en chef de la force des Nations Unies en ex-Yougoslavie et le Général Mladic. La rencontre eut lieu après la première vague de frappes aériennes de l'OTAN contre les installations militaires et de communications des Serbes. Janvier avait été dépêché par l'ONU et l'OTAN pour obtenir de Mladic le retrait de ses armes lourdes autour de Sarajevo, afin d'éviter ainsi de nouveaux raids aériens.

La rencontre elle-même a été fixée par le Président Milosevic et s'est tenue en Serbie dans la lugubre ville frontalière de Mali Zvornik. Pendant plus d'une année, Milosevic avait essayé sans succès de convaincre ses camarades bosniaques que la paix servait leurs meilleurs intérêts. Le principal obstacle avait toujours été Karadzic. Mais Milosevic avait aussi envoyé un officier militaire supérieur de l'armée Yougoslave pour "conseiller" Mladic, juste au cas où il oublierait la position officielle de la Serbie. Mladic, cependant, montra clairement qu'il estimait n'avoir de compte à rendre à personne; il dit qu'il considérait comme équivalent à une reddition le retrait des armes lourdes de Sarajevo exigé par le Général Janvier.

"Toute cette tension et pression pour que nous retirions nos armes est insensée parce que la guerre n'est pas encore terminée. Et cependant ils nous demandent de retirer les armes avec lesquelles nous défendons notre peuple", allait-il déclarer plus tard. Mladic quitta au moins quatre fois la réunion - qui devait durer quatorze heures - en claquant la porte. Quand il retourna négocier, il passa une bonne partie de son temps à insulter le Général Français et sa famille et à insister sur le fait qu'un Serbe ne négociait pas "couteau sous la gorge". Ensuite le haut officier Yougoslave passa quelque temps avec Mladic pour lui expliquer ce qu'une nouvelle offensive aérienne de l'ONU impliquerait et le pousser d'urgence à accepter les exigences de Janvier. Puis Mladic fit une longue déclaration, se plaignant de la façon déloyale dont les Serbes avaient été traités et soutenant qu'ils avaient le droit d'accéder à l'existence étatique. Finalement, à l'issue de la longue séance avec Janvier, Mladic accepta les principales exigences mais il entoura ensuite sa lettre d'acceptation de conditions et de réserves, une pratique habituelle et familière à quiconque connaît le comportement antérieur des leaders Serbes de Bosnie. Mladic accepta "sur le principe" le déplacement des armes lourdes par toutes les parties pour autant que "le retrait ne conférerait d'avantage à aucune des deux parties ou ne modifierait pas l'équilibre des forces". L'OTAN stipula que "l'accord" de Mladic n'était pas acceptable et que seule l'adhésion totale éviterait de nouveaux bombardements aériens. Mladic est alors resté littéralement sur ses positions et en même temps, semblait presque se réjouir devant la perspective de nouvelles attaques aériennes: "plus ils nous bombardent, plus fort nous serons", l'a-t-on même entendu dire.

Il y avait peu de chances que son attitude le rende plus cher au coeur de Milosevic, pas plus qu'aux leaders occidentaux qui avaient un pressant besoin de solution politique au conflit. Mais pour les petites gens qui se sont réunies à Bijeljina pour le jour de la Saint Vitus, le parallèle entre Mladic et le Prince Lazar paraissait plus justifié que jamais. "Leur puissance de frappe aérienne ne peut nous nuire", dit Mladic devant une équipe de télévision étrangère à Pale, juste avant que les avions de l'OTAN ne renouvellent leurs attaques sur les Serbes, le mardi 5 septembre.

"Ils ont le pouvoir de causer la destruction et d'infliger de la violence mais nous, nous sommes chez nous, sur nos terres et nous allons gagner".

Copyright © Robert Block / La République des Lettres, Paris, dimanche 15 septembre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite. Les citations brèves et les liens vers cette page sont autorisés.

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