Samuel Huntington

Samuel Huntington

La thèse d'Huntington est exposée simplement: le système international, autrefois fondé sur la polarité des puissants blocs soviétique, américain et du tiers monde, est en transition vers un nouveau système composé de huit civilisations principales. Elles sont occidentale, japonaise, confucéenne, hindoue, islamique, slavo-orthodoxe, latino-américaine, et — "peut-être", dit le théoricien — africaine. "Civilisation", dans son lexique (comme dans ceux de ses prédécesseurs, Oswald Spengler et Arnold Toynbee), dénote la plus vaste base pratique d'affiliation culturelle humaine en aval d'une conscience d'appartenance à l'espèce humaine. La Culture et non la classe, l'idéologie ou la nationalité, fera la différence dans la lutte des puissances du futur. La tendance dans chaque bloc est d'aller vers une plus grande "conscience" civilisationnelle. Les guerres décisives du futur seront combattues le long des lignes de fracture civilisationnelles, comme celles séparant la Croatie et la Slovénie occidentale de la Bosnie musulmane et la Serbie slavo-orthodoxe, ou le Pakistan musulman de l'Inde hindouiste. La politique occidentale, dans un contexte d'un nouvel ordre, sera nécessairement dirigée vers le maintien d'une hégémonie mondiale en déstabilisant les civilisations hostiles militairement et diplomatiquement, en jouant les uns contre les autres dans un genre d'équilibre des Puissances, et en apprenant à vivre dans la diversité totale.

En supposant, pour le moment, qu'il y a huit (et seulement huit) civilisations, pourquoi leurs futures relations devraient-elles être orientées vers un conflit? "Les différences ne signifient pas nécessairement conflit", dit Huntington, mais les civilisations se heurteront parce qu'elles incarnent des valeurs politiques et morales incompatibles; par exemple, les idées occidentales d'individualisme et de démocratie vont à l'encontre des croyances de nombreuses civilisations non-occidentales.

Quand même cela serait, demandent certains, pourquoi ne pas vivre et laisser vivre? Pourquoi des valeurs en opposition généreraient-elles automatiquement une confrontation politique et militaire? Huntington ne répond pas à la question directement. Il présume que les civilisations politisées sont des blocs de puissance chacun luttant naturellement pour la survie, l'influence, et au besoin, la domination. Heureusement, l'Occident est actuellement au sommet, mais d'autres civilisations sont finalement en train de développer des capacités économiques, militaires et culturelles pour défier l'hégémonie occidentale et refaçonner le monde vu à travers l'objectif de valeurs et de croyances non-occidentales. (C'est cette vision de l'ascendance non-occidentale qui rend l'essai du Professeur Huntington si séduisant pour beaucoup de politiciens du Tiers-Monde). "L'Occident contre le reste du monde" décrit donc la ligne de fracture la plus probable des futures relations civilisationnelles.

Est-ce là un nouveau paradigme ou la simple modification du modèle de la guerre froide que Huntington affirme avoir abandonné? Certaines différences semblent évidentes: les unités fondamentales du conflit international sont maintenant des Civilisations, non des Etats; le monde des civilisations en conflit est multipolaire, non bipolaire; et les joueurs principaux sont unis par une affinité culturelle plus que par la classe ou l'idéologie. Mais sous la surface d'une nouvelle image du monde, les mécanismes familiers sont en action. La pensée de Huntington demeure limitée par les hypothèses du réalisme politique, la philosophie dominante de la période de la Guerre Froide. Pour lui, comme pour les réalistes d'avant, la politique internationale est, surtout, une lutte pour le pouvoir entre des unités cohérentes mais essentiellement isolées, dont chacune cherche à avancer ses propres intérêts dans un environnement anarchique. Huntington a remplacé l'Etat-nation, pièce principale du vieux jeu de la politique réaliste, par une pièce encore plus grande: la Civilisation. Mais à bien des égards le jeu lui-même continue comme auparavant.

Les résultats de cette continuité sont particuliers. C'est comme si Galilée avait expliqué ses observations télescopiques en recourant à la physique Aristotélicienne. Les civilisations d'Huntington sont essentiellement des super-Etats motivés par les mêmes impératifs d'insécurité et d'auto-développement que l'étaient leurs prédécesseurs historiques de la Guerre Froide. En conséquence, les politiques générées par son nouveau paradigme ne sont pas vraiment différenciées de celles inspirées par le vieil ordre des états et des blocs idéologiques concurrents. Par exemple, puisque la place la plus sûre dans système anarchique est au sommet ou en alliance avec un souverain, Huntington conseille aux occidentaux de se méfier du désarmement, de peur que les autres civilisations profitent de la démilitarisation de l'Occident pour modifier la balance fondamentale du pouvoir. Il conseille aussi à l'Occident de développer "une compréhension plus approfondie" des autres civilisations, d'identifier "des éléments d'appartenance" comme d'apprendre à coexister avec les autres. Mais une "coexistence pacifique" de cette sorte était un principe de base de la stratégie de la Guerre Froide. Son contexte était une lutte incessante pour le pouvoir dont la diplomatie était, en fait, une continuation de la guerre par d'autres moyens. Le conseil d'Huntington — co-existez sans vous battre — demeure fermement enraciné dans le paradigme de la lutte pour la domination.

Ce qui est nouveau, étant donné le triomphalisme de beaucoup d'écrits de l'après Guerre Froide, c'est le pessimisme d'Huntington. Dans un entretien, il dit que l'Occident doit maintenant affronter un monde dans lequel, "malgré sa prépondérance courante dans le pouvoir économique et militaire, la balance du pouvoir est en train de changer de mains". Ce pessimisme spenglerien a des racines dans le darwinisme social aussi bien que dans le réalisme; dans la lutte pour la survie et la suprématie, la victoire appartient à la civilisation la plus unifiée culturellement, la plus déterminée, et la mieux adaptée à la poursuite de la Puissance mondiale. Par conséquent, Huntington voit le multiculturalisme — "la désoccidentalisation" — comme une sérieuse menace pour les intérêts occidentaux. Le théoricien insiste sur le fait que les politiques favorisant le multiculturalisme menacent "les principes sous-jacents qui ont été les bases de l'unité politique américaine".

Huntington nous offre-t-il à nouveau le plat réchauffé de la théorie de la Guerre Froide? La réponse semble malheureusement claire et évidente. La menace prétendue et les réponses conseillées sont toutes les deux assurément familières. La menace soviétique s'est peut-être évanouie, mais de nouveaux ennemis — en particulier, la "connexion islamique-confucéenne" — tant redoutée met en danger maintenant les intérêts occidentaux. Deux réponses sont par conséquent exigées: un mouvement d'unification et de revitalisation culturelle, et un engagement renouvelé envers la sécurité collective militaire, politique et culturelle. Tout d'abord, selon lui, nous devons nous occuper de l'ennemi de l'intérieur, défini comme des "groupes d'immigrants non intégrés et non blancs". Deuxièmement, puisque "l'Occident est contre le reste du monde", les occidentaux n'auront aucun choix si ce n'est celui de contracter des alliances défensives avec des civilisations plus sympathiques et dociles contre les puissances les plus "autres" et ambitieuses. Huntington conseille à l'Occident "d'incorporer" les cultures d'Europe de l'Est et d'Amérique latine, de maintenir des "relations coopératives" avec la Russie et le Japon, et de "renforcer les institutions internationales qui reflètent et légitiment les intérêts et les valeurs occidentales. Il ne nous offre aucune raison de penser que son système civilisationnel demeure multipolaire. La vieille Guerre Froide est morte, tonitrue-t-il, puis — sotto voce — Bienvenue à la nouvelle Guerre Froide.

En réponse à la vision d'Huntington, nous ne soutenons pas que les différences culturelles sont politiquement sans signification. Les similarités ou différences culturelles peuvent devenir des bases pour une massive mobilisation politique, mais seulement comme réaction à des facteurs exogènes que le théoricien n'a pas pris en considération. Ce serait une erreur de rejeter sa vision d'une guerre civilisationnelle totale. Sa réalisation n'est que trop envisageable. Mais il est essentiel de fournir une meilleure explication aux conditions qui pourraient générer un tel violent conflit des civilisations.

Finalement, la revendication d'Huntington d'avoir produit un nouveau paradigme dépend de sa capacité à défendre la distinction entre idéologie politique — base de l'ancien ordre mondial — et les valeurs culturelles, fondation de sa notion de "civilisation". Le théoricien le pose clairement dans une réponse adressée à ces critiques, en maintenant que: "Ce qui compte finalement pour les gens ce n'est pas une idéologie politique ou un intérêt économique. Foi et famille, sang et croyance, c'est ce à quoi les gens s'identifient et ce pour quoi ils se battront et mourront. Et c'est pourquoi la Guerre des Civilisations est en train de remplacer la Guerre Froide comme le phénomène central de la politique mondiale".

Les cultures distinctes, de son point de vue, créent des différences de valeur qui sont de loin plus difficiles à réconcilier que de simples conflits d'intérêt ou d'idéologie. Huntington semble considérer que de tels engagements culturels sont primordiaux. Il nous ferait croire, par exemple, que même si les chinois décident d'emprunter la voie capitaliste, leurs valeurs "confucéennes" demeureront pour toujours étrangères à celles de l'Occident. De plus, en associant "foi" à "famille" et "croyance" à "sang", il laisse entendre que les valeurs culturelles sont inextricablement liées à l'identité ethnique. Enfin, il confond ethnicité et civilisation, en assurant que tous les musulmans, par exemple, font parti d'un vaste groupe ethnique dont les valeurs primordiales les conduit à persécuter inévitablement les hérétiques, à voiler les femmes et à établir des régimes théocratiques.

Chaque lien dans cette chaîne d'hypothèses soulève des questions qu'Huntington ne semble pas avoir prises en considération. Est-ce que ses huit civilisations sont des groupes ethniques juridiquement constitués, ou sont-elles des formations multi-éthniques, instables, unifiées (ou pas) par coercition d'élites, intérêt économique et idéologie plutôt que par une culture commune? Les "valeurs" dont il discute sont-elles anciennes et résistantes au changement, ou sont-elles plutôt des constructions idéologiques d'un cru relativement récent, des synthèses capables de transformation devant des évènements changeant?

Il semble qu'Huntington ait mal compris le processus du changement culturel et de la formation des valeurs. Il paraît tout à fait ignorer que, comme l'anthropologue Nigel Harris l'énonce, "la culture n'est pas quelque camisole de force mais plutôt de nombreux costumes, que nous pouvons endosser ou mettre de côté parce qu'ils gênent nos mouvements". Il ne reconnaît pas non plus jusqu'à quel point les théorie de l'anthropologie moderne ont miné la distinction entre tradition culturelle et idéologie. Comme l'anthropologue K. Avruche le relève dans un article de la Revue d'Etudes Ethniques et Raciales d'octobre 1992: "Traditions" et "Nations" sont des concepts récents et modernes parce qu'ils sont continuellement impliqués dans le processus de construction sociale et culturelle. Elles sont inventées et réinventées, produites et reproduites, selon des contingences complexes, interactives et changeantes, suivant les conditions matérielles et les pratiques historiques. Elles sont des produits de lutte et de conflit, d'intérêts matériels et de conceptions concurrentes d'authenticité et d'identité. Elles sont enracinées dans des structures d'inégalité. La patine d'antiquité apparemment requise est liée d'une façon ou d'une autre au besoin d'identité authentique".

Il est clair que les civilisations selon Huntington sont des constructions idéologiques aussi "récentes et modernes" que les nations, et également enracinées dans des "structures d'inégalité". Les matériaux culturels disponibles pour définir une "civilisation" politisée sont si riches, variés, et contradictoires que toute définition politique contemporaine reflète choix faits par des dirigeants modernes en réponse à des problèmes modernes. Par exemple, la tendance à caractériser la culture indienne comme exclusivement Hindou ne réussit pas à donner un reflet réel des problèmes actuels des castes supérieures assiégées par les revendications des castes inférieures.

Similairement, l'Islamisme moderne est pour beaucoup un produit du XXe siècle. Sans doute, certains des matériaux bruts utilisés dans sa construction remonte au temps du Prophète. D'autres matériaux, depuis les revenus du pétrole et les communications électroniques jusqu'aux théories économiques de l'Ayatollah Khomeini, sont totalement nouveaux. Mais même les plus vieilles traditions ne représentent pas des valeurs impérissables autant que des attitudes et des coutumes qui sont elles-mêmes les produits d'un changement antérieur. La survie des ces coutumes reflète leur plasticité , leur capacité à participer dans la création d'une culture nouvelle. Et les coutumes qui sont choisies pour la continuation ou le renouveau par les islamistes du XXe siècle dépend de leur conception de "pertinence", non des diktats d'une tradition immuable. La femme musulmane voilée qui regarde la télévision à la maison, fait les courses en public, assiste à des rassemblements politiques ou travaille dans un bureau, n'est ni la femme "émancipée" de l'Occident ni la femme mise à l'écart de la tradition islamique. En effet, jusqu'où les rôles et les attitudes sexuels anciens peuvent être ou devraient être préservés, est une question débattue, même dans les cercles fondamentalistes.

Les matières premières de la tradition peuvent être utilisées pour créer une gamme extrêmement large de "civilisations" alternatives. Ce qui conditionne principalement la procédure créatrice n'est pas la tradition autant que les environnements locaux et mondiaux dans lesquels la culture se développe. Mais Huntington nous ferait croire que la gamme des choix civilisationnels est strictement limité par des "valeurs" traditionnelles données.

L'effet de ce déterminisme culturel est de raviver cette tension particulière de la pensée occidentale qui a vu la Guerre Froide elle-même comme une Kulturkampf, un choc de civilisations. Dans l'anticommunisme américain, il y avait toujours une scission, traversant et coupant la division séparant les conservateurs des libéraux, entre les interprétations rationnelle / volontariste et irrationnelles/ déterministes du comportement communiste. Cette dernière interprétation mit l'accent sur la force du déterminisme culturel — ce "quelque chose" ineffable et immuable dans la culture Russe, Chinoise, ou Vietnamienne qui rendait ces peuples enclins à un totalitarisme agressif.

L'implication logique, à l'époque et encore maintenant, n'était pas simplement que l'autre était différent, mais qu'il était inférieur. Si chaque civilisation est le produit (et le prisonnier) de ses traditions uniques, il n'existe pas de base pour un jugement ou une action supra-culturelle. Presque à la fin de son essai, Huntington peint "un monde de différentes civilisations, chacune d'elles devant apprendre à coexister avec les autres". Mais son propre relativisme extrême mine ce pieux espoir. Si "l'Occident contre le reste du monde" décrit véritablement un avenir de conflit international, quel autre choix nous reste-t-il , si ce n'est de défendre "Nos" valeurs héritées contre les "Leurs" ?

Copyright © Richard Rubinstein et Charles Crocker / republique-des-lettres.fr, Paris, mardi 01 octobre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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