Silvio Trentin

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Un étrange hommage rendu en 1940 par Silvio Trentin à Giacomo Leopardi.

Silvio Trentin a donné, à Toulouse, le 13 janvier 1940, au Cercle des intellectuels républicains Espagnols, une conférence sur le poète italien Giacomo Leopardi. Qu'est ce qui a pu pousser Trentin, en janvier 1940, alors que la nuit s'ouvrait sur l'Europe, à choisir de présenter à une assemblée d'intellectuels catalans et espagnols exilés, le poète et philosophe de Recanati, né en 1798 et mort en 1837 ?
Cette conférence s'est tenue au coeur d'une période, alors opaque aux meilleurs esprits, quelques mois après que la Pologne ait été écrasée par la Wehrmacht et alors que l'Union soviétique venait de se porter contre la Finlande. Dans le premier mouvement de sa conférence, Silvio Trentin rappela que :
"(...) si la poésie est utile aux peuples libres, (...) elle est, en quelque sorte, indispensable -- ainsi que l'oxygène aux êtres que menace l'asphyxie -- aux peuples pour qui la liberté est encore un bien à conquérir" [1]. (...) La poésie s'adresse aussi "à ceux parmi les hommes (...) qui ont fait l'expérience cruelle de la déception et de la douleur [2]."
Trois raisons essentielles permettent d'expliquer cet apparent paradoxe, du détour par la poésie, à partir d'une réflexion publique sur l'oeuvre de celui que Trentin désigna comme: "Un poète qui nous permettra de retrouver l'Italie" [3] alors même que la deuxième guerre mondiale venait d'être si malheureusement engagée.
Si, Silvio Trentin a choisi de parler d'un poète et philosophe, devant une assemblée d'intellectuels, en majorité, catalans et espagnols, c'est parce qu'il a ressenti qu'il existait, entre tous ces exilés, des proximités de souffrances et de destin. Les exilés italiens et espagnols pour la majeure partie, qu'Arthur Koestler va désigner, avec une ironique amertume comme la lie de la terre [4][4], avaient, eux aussi, perdu leur pays, leur liberté, leur métier et souvent des parents et des amis.
Or la période où s'est forgée l'oeuvre de Giacomo Leopardi a, elle aussi, correspondu à l'apparente défaite des idéaux révolutionnaires:
"Son oeuvre se situe bien (...) dans cette Europe de la deuxième décade du XIXe siècle qui voit s'éteindre les dernières flammèches de la Grande Révolution et s'écrouler, dans un fracas de ruines, la folle aventure tentée par Bonaparte et se dresser impitoyablement, sur son corps, à l'aide des baïonnettes et des potences, les solides piliers que la Sainte Alliance vient d'établir à Vienne."
Silvio Trentin dépeint cette période de Restauration et de contre-révolution, durant laquelle Giacomo Leopardi conçut son oeuvre comme: "(...) l'établissement de 'l'Ordre' par la Restauration et, en Italie, par le triomphe de l'obscurantisme sous l'égide du saint Père" [5][5].
La conséquence morale de cette période de reflux et de désillusions est caractérisée par le fait que "Le pessimisme déferle de partout, en emportant tous les rêves brisés" [6].
Nul doute que Trentin, alors âgé de cinquante-cinq ans, qui a déjà vu s'effondrer plusieurs démocraties et s'écrouler les généreux espoirs placés dans la République espagnole, a pressenti, peut être, en ce mois de janvier 1940, que le pire était encore à venir. Il est aussi possible qu'il ait établi un parallèle entre ce début d'année quarante et "l'invincible mépris" qu'a inspiré à Leopardi "la médiocrité de son époque historique" [7].
Les destins de Giacomo Leopardi, de Silvio Trentin et de nombre de ses camarades italiens, français ou espagnols, soudés par tant de "communes souffrances" [8] n'étaient pas, eux-mêmes, sans présenter de troublantes analogies. Certes, "l'expérience cruelle de la déception et de la douleur" [9][9], vécue par Giacomo Leopardi, n'avait pas eu comme cause les errances d'une vie de révolutionnaire, lui qui : "Dès le berceau (...) semble dépourvu de tous les attraits que confère une santé vigoureuse. Et, (...) grandit de plus en plus fragile et maladif" [10]. Cependant, la souffrance intérieure paraît constituer le véritable fil conducteur entre les vies de Giacomo Leopardi et de Silvio Trentin. Celui-ci ne s'y est pas trompé et a fait l'observation que : "De la naissance à la mort, la vie pourtant si brève, de Giacomo Leopardi n'aura été qu'un long, très long, qu'un interminable calvaire" [11].
Maladif et presque enfermé dans l'univers clos du milieu familial nobiliaire très réactionnaire de Recanati, Leopardi a transmué sa souffrance personnelle en révolte, non politique mais philosophique et poétique. C'est ce sentiment de révolte contre la cruauté de la destinée humaine que, pour sûr, a aussi fortement ressenti Silvio Trentin.
"C'est", écrit-il, en traitant de son pessimisme "le cri, d'un rebelle, d'un insurgé, d'un iconoclaste. C'est une alerte lancée contre toute tentation à s'accommoder, passif, de son sort, à accepter et subir le mal avec une chrétienne endurance, sans jamais oser lever le doigt contre les desseins indéchiffrables du destin" [12].
Il y a donc, entre le poète philosophe de Recanati et Silvio Trentin, la convergence de deux tempéraments révoltés par la "tragique grandeur de la condition humaine" et l'impératif de ne jamais se résigner. Silvio Trentin n'hésita pas à citer son devancier : "Des armes, donnez-moi des armes. Seul je combattrai, je tomberai tout seul" [13]. Mais cette révolte, parfois, exaltée des deux intellectuels italiens et empreinte d'un même pessimisme glacé par l'expérience, au lieu de verser dans le nihilisme d'un Netchaïev [14], a débouché sur un idéal de fraternité. Silvio Trentin a observé que: "(...) le pessimisme dont il s'agit ici n'est pas celui de la résignation, de la désolation, de l'inerte désespoir; qu'il est même juste le contraire de certain nihilisme découragé et morbide, aujourd'hui encore si souvent à la mode" [15].
Il y a chez Trentin comme chez Leopardi, un commun besoin de s'insurger contre les limites de la condition humaine. De surcroît, l'on retrouve dans ces destins croisés, un véritable besoin de religiosité et de sacré se passant d'une religion révélée. Silvio Trentin, d'habitude très discret sur ce thème, mais qui a compté d'authentiques chrétiens parmi ses relations et ses amis [16], ne s'y était pas trompé et n'a pas manqué de noter que: "Chez Leopardi se manifestent l'appétit et la soif du divin" [17]. C'est ce commun besoin mystique que Giacomo Leopardi et Silvio Trentin partagèrent avec un autre géant de la pensée, cet athée mais paradoxalement aussi "esprit religieux", que fut Pierre-Joseph Proudhon [18], et que le libraire révolutionnaire lut beaucoup, à la charnière des années quarante, et intégra dans ses propres réflexions. Citant l'un des premiers biographes de Leopardi, Francesco de Sanctis [19], professeur de littérature à l'université de Naples, Silvio Trentin note avec finesse : "On serait tenté de dire que sa mystique c'est la mystique du désespoir (...), et, en même temps, de son refus opiniâtre -- farouche même -- d'accepter, résigné, cet état" [20].
Dans la leçon d'énergie que donne ce poète, à la santé précaire, mort à seulement 39 ans, Silvio Trentin note que: "l'honneur, pour lui, vaut plus que la vie et qu'il aurait aimé mieux mourir que de se laisser humilier" [21]. Mais il relève, chez cet autre "pessimiste actif", qui écrivit cette fière maxime : "Tout est mystère hormis notre douleur" [22], l'engagement durable d'un combat mené en faveur de la liberté et de la fraternité humaine.
Leopardi, note Silvio Trentin, "s'acharnera, par-dessus la résignation et les ruines, à réinstaller, dans la plénitude de leur prestige (...) les attributs inviolables de la personne humaine, la prérogative de l'esprit à poursuivre son affranchissement sous l'égide de la liberté, de la solidarité, dans les risques et les épreuves, entre tous les hommes par delà les nations" [23].
Aussi, n'est-ce pas sans songer à son propre destin et à celui des proscrits qui avaient tout perdu sauf l'honneur, la fraternité et l'espérance et qui l'écoutaient, en ce début d'année 1940, à Toulouse, alors même que la guerre ayant écrasé la Pologne semblait avoir suspendu ses coups, que Silvio Trentin prononça cette exhortation: "Il nous arrive -- à nous que pourtant le long exil a abreuvé de tourments sans nom -- de puiser dans son pessimisme (de Giacomo Leopardi) tant de réconfort. C'est ce poète du désespoir qui nous apprend mieux que n'importe qui à ne pas désespérer. C'est cet implacable dénonciateur des misères qui rendent si vile la condition humaine qui nous donne la possibilité de saisir pleinement (...) la beauté incomparable de la lutte où nous avons engagé notre vie même" [24].
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Notes
[25][1] Silvio Trentin, D'un poète qui nous permettra de retrouver l'Italie, Giacomo Leopardi, Paris, Editions Stock, 1940, p. 6.
[26][2] Silvio Trentin, ibid, p 8.
[27][3] Silvio Trentin, ibid. p 118.
[28][4] Arthur Koestler Scum of the Earth, traduit en français par Jeanne Terracini sous le titre: La lie de la terre, Paris, Editions Charlot, 1946.
[29][5] Silvio Trentin, ibid. p. 117.
[30][6] Silvio Trentin, ibid. p. 10.
[31][7] Silvio Trentin, ibid. p. 13.
[32][8] Silvio Trentin, ibid. p. 117.
[33][9] Silvio Trentin, ibid. p. 8.
[34][10] Silvio Trentin, ibid. p. 34.
[35][11] Silvio Trentin, ibid., p. 65.
[36][12] Silvio Trentin, ibid. p. 110.
[37][13] Silvio Trentin, ibid., p. 47.
[38][14] Netchaïev Serguei Guennadievitch, 1847-1882, ancien instituteur et révolutionnaire "populiste" russe, il écrivit en 1868 le catéchisme révolutionnaire dont le programme subordonnait l'action politique à la douteuse efficacité de la violence. Condamné notamment pour l'assassinat d'un étudiant de son organisation à la prison à vie, Netchaïev parvint à convaincre une partie de ses geôliers puis mourut en prison fidèle à ses idées révolutionnaires. Dans son essai: L'homme révolté, l'écrivain Albert Camus lui donne, comme l'avait fait précédemment Dostoievski dans son roman Les possédés, un rôle néfaste dans l'évolution de l'action politique révolutionnaire : "vers le cynisme politique que Netchaïev a illustré".
[39][15] Silvio Trentin, ibid. p. 91.
[40][16] Citons notamment l'éditeur Jean Flory, qui édita en 1939, le livre de Silvio Trentin intitulé Lauro de Bosis, chantre et héros de la liberté après avoir écrit, lui-même l'ouvrage Pour vivre en chrétien (1937) et a publié dans les années 1936 / 1937 une suite de témoignages d'inspiration antifranquistes. Trentin estima aussi beaucoup le syndicaliste chrétien Marcel Vanhove, originaire du département du Nord qui participa au Réseau Bertaux puis à Libérer et Fédérer.
[41][17] Silvio Trentin, ibid., p. 80.
[42][18] Dans sa biographie savante, Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée, Pierre Haubtmann qualifie Proudhon de "mystique antireligieux" dans lequel le philosophe et politique bisontin écrit ": C'est elle qui (...) anima d'un souffle divin les poètes et les artistes, (...) fait brûler tant d'âmes généreuses du zèle de la vérité et de la justice (...) La religion a créé des types auxquels la science n'ajoutera rien : heureux si nous apprenons de celle-ci à réaliser en nous l'idéal que nous a montré la première", Pierre Haubtamn, p. 399. Notons aussi chez Proudhon, le rôle créatif du désespoir: "Je sais ce que c'est que la misère. J'y ai vécu. Tout ce que je sais, je le dois au désespoir", lettre de Proudhon à l'Académie de Besançon.
[43][19] Francesco de Sanctis, né le mars 1817, fut un critique littéraire et l'un des historiens majeurs de la littérature italienne et même européenne. Engagée dans le mouvement du Risorgimento puis ayant enseigné à Turin puis à Zurich, il écrivit un ouvrage sur Schopenhauer et Leopardi ainsi qu'une biographie sur Leopardi et une histoire de la littérature italienne. Ministre de l'instruction publique, il décéda à Naples le 29 décembre 1883.
[44][20] Silvio Trentin, ibid. p. 81.
[45][21] Silvio Trentin, ibid. p. 112.
[46][22] Silvio Trentin, ibid. p. 38.
[47][23] Silvio Trentin, ibid. p. 114.
[48][24] Silvio Trentin, ibid. p. 117.

Copyright © Paul Arrighi / La République des Lettres, mercredi 20 décembre 2006