Emile Cioran

Emil Cioran -- Émile Michel Cioran pour l'état-civil -- est né à Rasinari (Roumanie) le 8 avril 1911, d'un père appartenant au clergé orthodoxe.

Il fait des études de philosophie à Bucarest entre 1928 et 1932, pendant lesquelles il s'intéresse à Henri Bergson et à Georg Simmel. Une période de crise intérieure, d'insomnies épuisantes et, semble-t-il, de grand désarroi le conduit à composer en roumain son premier livre, assez proche de Kierkegaard: Sur les cimes du désespoir (1933). D'autres ouvrages suivront, teintés de mysticisme et de nationalisme, qui commencent à lui donner rang dans l'intelligentsia roumaine de l'avant-guerre, aux côtés de Mircea Eliade par exemple.

Après un séjour en Allemagne en 1934-1935, Cioran vient s'installer en 1937 à Paris. Il y vivra jusqu'à sa mort. C'est le moment en effet où il choisit de rompre ses attaches avec son pays natal et de s'installer dans la condition de marginal et d'exilé. Mais il ne commence à écrire en français qu'en 1946. Il publiera alors en 1949 Précis de décomposition, qui retient l'attention de quelques connaisseurs, puis divers essais ou recueils d'aphorismes, comme les Syllogismes de l'amertume (1952) ou De l'inconvénient d'être né (1973) -- son livre préféré. Après avoir connu longtemps une audience assez confidentielle, son oeuvre lui a valu, tardivement, une relative et surprenante notoriété.

Influencé par la littérature mystique, par le bouddhisme, par les penseurs comme Léon Chestov, mais aussi par un théoricien de l'histoire comme Oswald Spengler, ou par des écrivains comme Fiodor Dostoïevski, Charles Baudelaire ou Blaise Pascal, Cioran apparaît comme un écrivain inclassable, entre la littérature et la philosophie,, situable dans une filiation nietzschéenne, mais aussi dans une certaine tradition dérivant des "moralistes" français attentifs à démasquer les faux-semblants et les illusions.

Empruntant à ces derniers une langue de plus en plus sobre et incisive, méfiant envers la "pléthore des vocables" de la littérature et le "cancer des mots", Cioran tend volontiers vers le fragment et l'aphorisme, comme autant de "pensées étranglées", échappant de surcroît à l'imposture de la philosophie systématique. Se présentant comme un "penseur d'occasion", refusant la superstition de la continuité, la fausseté intrinsèque de la cohérence de construction et l'imaginaire prétentieux de cet "absolu du vulgaire" qu'est "l'oeuvre", Cioran fait du fragment -- "seul genre compatible avec ses humeurs" -- le truchement favori d'une réflexion qui renaît régulièrement de ses cendres, dans "l'orgueil d'un instant transfiguré".

Cette réflexion naît d'un "mécontentement", comme l'a montré Clément Rosset. Mécontentement à l'égard de l'être que l'on est, que l'on est obligé d'être, et que le malheur de la naissance a précipité dans le temps, pour y faire l'expérience conjointe de l'horreur et de l'extase, celle de l'ennui, de la mélancolie -- mais "dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter" -- et d'un savoir, mortel, de sa propre insignifiance et finitude, de sa "décomposition" en acte.

C'est d'une passion négatrice, sinon nihiliste, que naît l'oeuvre de Cioran, c'est d'elle que procède sa force inentamable d'insolence et de sarcasme, voire d'anathème. Virtuose du ressentiment métaphysique, il y trouve le principe d'unité qui rend compte de l'apparente diversité de ses livres. Se faisant le "secrétaire de ses sensations", il exprime un malaise ou un "mal-être" toujours renouvelé, mais issu de la même source vécue, quasiment "organique".

L'oeuvre de Cioran tient donc de "l'aveu", mais toujours replacé dans la perspective plus large du drame singulier de l'existence. Cioran ne confesse guère que ce qui fait de lui un dissident par lucidité, un "monstre" parfois ricaneur, cynique ou humoristique, souvent saturnien, qui dénonce inlassablement à ses congénères humains l'enfer dérisoire où ils sont jetés. Proche en cela de Samuel Beckett ou de Henri Michaux, il fait en lui-même l'expérience d'une carence radicale: "Je ne me suis jamais pris pour un être; un non-citoyen, un marginal, un rien du tout qui n'existe que par l'excès, par la surabondance de son néant."

De ce singulier cogito inversé, Cioran tire quelques conséquences cruellement sceptiques. Ce "mystique qui ne croit à rien", comme il se définit lui-même, cet être qui ne se voit guère que comme une vibration du néant, n'a de cesse qu'il n'ait formulé -- exorcisé ? -- sa nullité essentielle, et celle du monde dans lequel il se trouve jeté à son corps défendant. Exercices d'irréalité, ses livres tendent à persuader le lecteur qu'il convient de se dessiller, de s'initier au néant et au vide, "au ridicule d'être vivant", et à une frivolité secrètement subversive qui permet d'esthétiser ce sentiment d'inutilité de la vie, de donner une saveur à ce "désenivrement".

Puisque "l'être lui-même n'est qu'une prétention du Rien", l'on est condamné à parcourir la "gamme du vide". Et la Genèse est une fiction pompeuse: "Un moment d'inattention, d'infirmité au sein du Rien: les larves en profitèrent; une lacune dans sa vigilance: et nous voilà." Homme vermoulu dans un "univers démodé", tel est notre destin, ou ce qui en tient lieu. Cioran avoue le caractère viscéral de son refus de ce qui est: "Le Réel me donne de l'asthme".

Hanté par la perspective de la mort et par le non-sens qu'elle projette sur la "tentation" d'exister, sur tous nos désirs et nos projets, s'appuyant sur l'idée du suicide pour persévérer toutefois dans cette "erreur" qu'est la vie, Cioran ressent l'existence comme une provocation incessante à en dénoncer la honte, "l'immonde fragilité", sans pour autant parvenir à articuler ce sentiment persistant de vacuité avec une "tentation de l'absolu" qui le taraude en vain, et fait de lui, selon ses propres termes, un "mystique sans absolu".

Ni l'homme ni le monde ne sont sauvables; ils relèvent d'une même catégorie, celle du "saboté", de l'incurable ou de l'irrémédiable, et Dieu apparaît comme un "mauvais démiurge" qui a ordonné cet univers "si magistralement raté".

Si l'homme, cet "être raté", est soumis au maléfice du temps, il est placé dans un monde "taré", un "scandale" où règnent le mal et la douleur. Une dépréciation métaphysique du monde, enracinée dans la tradition gnostique, conduit Cioran à voir en particulier dans l'histoire le champ électif de manifestation d'une infamie généralisée, du ratage du monde. L'histoire, "ironie en marche", témoigne d'un non-sens que méconnaissent les utopistes et révolutionnaires dénoncés dans Histoire et utopie (1960), ce qui conduit Cioran à s'intéresser à Joseph de Maistre (Essai sur la pensée réactionnaire, 1977).

Fasciné par le thème spenglérien de la décadence, par l'idée d'une fin de l'histoire à laquelle n'est sans doute pas étrangère la fin, qu'il a en partie vécue, de l'empire austro-hongrois dans les Balkans, mais aussi par la signification profonde des tyrannies, en réfléchissant à l'évolution désastreuse de la Russie, ou de la Roumanie après la guerre, Cioran a développé une réflexion sur le destin de l'Europe qui l'a rendu longtemps atypique et suspect aux yeux de nombreux intellectuels progressistes, réflexion par laquelle se confirme l'inactualité provocante de son oeuvre.

Emil Cioran est mort à Paris le 20 juin 1995, à l'âge de 84 ans.

Copyright © Jacques Dupont / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 8 août 2016. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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