Georges Brassens

Le fourneau de la pipe ne fume plus depuis le lever de rideau, des gouttes de sueur coulent en rigoles à peine filtrées par la moustache d'otarie héritée de son père Jean-Louis, les yeux, extrêmement mobiles, furètent sans cesse de droite et de gauche: on dirait qu'il souffre le martyre en grattant les cordes de sa guitare, inquiet à la pensée de ne plus tresser les mots ni tricoter les notes du Petit Cheval...

Gérard Lenne prétend qu'il mit en musique le poème de Paul Fort pour permettre à la petite Catherine, la fille de Jacques Grello, d'en mieux apprendre la récitation "par coeur". C'est d'ailleurs lui, le chansonnier de "La Boîte à sel", qui lui fait la courte échelle, en 1952, en le présentant à Henriette Ragon, dans son cabaret de la rue du Mont-Cenis, à Paris; le caboulot a été aménagé dans une ancienne pâtisserie, d'où le pseudonyme de la maîtresse des lieux, la chanteuse Patachou...

Dans son beau livre de souvenirs, où il donne souvent à sa phrase une cadence alexandrine, Émile Miramont, alias Corne d'aurochs, parle de son ami d'enfance avec une tendresse pudique. "Dans son Panthéon d'alors, retrace-t-il, siégeaient pêle-mêle Breton, Carco, Lesage, Aragon, Léautaud, aux côtés de Genevoix et de Pagnol." Secrétaire et homme de confiance, Pierre Onteniente, dit Gibraltar, s'est refusé à écrire ses mémoires: "Ça jamais ! s'indigne-t-il. J'aurais eu l'air d'en profiter". Il habite aujourd'hui le numéro 9 de l'impasse Florimont (Entre la rue Didot et la rue de Vanves), dans le XIVe arrondissement de Paris. C'est la maison où Brassens fut accueilli à son retour du Service du travail obligatoire (STO), à Basdorf, non loin de Berlin, en 1943. Il y fut reçu comme un fils par "Jeanne" Le Bonniec et Marcel Planche, un ouvrier-carrossier de Seine-et-Marne que Brassens naturalisa en "Auvergnat", pour les besoins de la chanson où il raille "les croquantes et les croquants / Tous les gens bien intentionnés". Jusqu'en 1966, l'impasse abritera les réunions de la joyeuse équipe des "Copains", Éric Battista, Jacques Canetti, Jean-Pierre Chabrol, Pierre Cordier, Henri Delpont, Raymond Devos, René Fallet, Victor Laville, Marcel Lepoil, Pierre Maguelon, Fred Mella, Moustache, Pierre Nicolas, Louis Nucéra, Armand Robin, Jean-Paul Sermonte, André Tillieu et Lino Ventura. Ceux-ci y retrouvent le poète et sa compagne, Joha Heiman (1911-1999), originaire d'Estonie et surnommée Püppchen (Je me suis fait tout p'tit devant une poupée / Qui ferme les yeux quand on la couche).

Presque quotidiennement, il écoute Bourvil et Claude François !

La tendresse et la subversion, l'humour et la compassion, la poésie et l'imprécation animent ses textes. Le swing et la musique noire ont fortement influencé le compositeur qui délaisse très tôt le piano pour s'accompagner à la guitare où il étonne par de déroutantes grilles d'accords, faussement simples. Amateur passionné de la chanson, il écoute presque quotidiennement Charles Trenet, Mireille, Bourvil, Georges Tabet, Fred Astaire, Georges Gershwin et... Claude François et n'hésite pas à offrir, dans les années 1960-1970, la première partie de ses spectacles à des débutants, comme Barbara, Yves Duteil, Serge Lama, Maxime Le Forestier (qui lui a rendu le plus bel hommage discographique), Pierre Louki, Colette Renard et Yves Simon, comme il a soutenu, une décennie plus tôt, Guy Béart et Georges Moustaki.

Margot (qui dégrafait son corsage / Pour donner la gougoutte à son chat), Martin (Pauvre Martin, pauvre misère / Creuse la terre, creuse le temps), Jeanne (Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu / On pourrait l'appeler l'auberge du Bon Dieu), Hélène (Son jupon de laine / Était tout mité / Les trois capitaines / L'auraient appelée vilaine): Il a accompagné sur plusieurs générations les personnages de ses refrains, doubles de ses contemporains et de ses proches à Sète, à Paris, puis à Crespières. Il ne les a quittés qu'à sa mort, et souverainement intacts, comme s'ils l'avaient devancé dans l'état où il est aujourd'hui, je veux dire: l'immortalité.

"Les tombeaux ferment mal"

Les suffrages de la postérité et ceux des services commerciaux des éditeurs phonographiques ne sont heureusement pas la mesure unique de la valeur d'une oeuvre. Les fervents, les inconditionnels de Georges Brassens le savent bien: elle est inscrite, cette valeur, dans les couplets de "La Chasse aux papillons" ou d'"Au bois de mon coeur"; il suffit de les écouter. Ce ne sont pas les chanteurs, tels Brel, Ferré, Montand ou Brassens qui s'enrichissent de leur reconnaissance posthume, mais les auditeurs. "Les tombeaux ferment mal", prétendait le poète et dramaturge Jacques Audiberti. Tant mieux, ainsi le gisant de la plage de Sète n'aura pas fini de nous fredonner ses chansons.

En cette année 2011, les "enfants de Brassens", héritiers spirituels de l'auteur-compositeur-interprète, commémorent, sur l'estrade télévisuelle et médiatique, le trentième anniversaire de sa mort (29 octobre 1981) et le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance (22 octobre 1921). Seules, les images de vie du chanteur, revues par la grâce de archives, auront touché les vrais amateurs: ceux qui savent que la chanson, quand elle tient parole, peut devenir un médium puissant, à la fois le plus exaltant et le plus dérangeant.

"L'anarchie, c'est une morale"

La ligne de faîte de sa carrière est l'anarchie: "Chez moi, reconnaît-il, c'est une façon d'être, une morale". Les idées sociales de Proudhon, de Kropotkine et de Bakounine l'aident à dessiner les grands principes fondateurs de cette valeur qui conditionne tous ses actes. Sous la signature de Géo Cédille, il écrit dans "Le Libertaire" des articles assassins où il "descend" les maraîchers et les flics. Révolutionnaire jusqu'au plus intime, il affirme: "Je suis un anarchiste au point de toujours traverser dans les clous, afin de n'avoir pas à discuter avec la maréchaussée".

Le non-conformisme et la contestation sourdent de "Hécatombe" (Au marché de Brive-la-Gaillarde / À propos de bottes d'oignons / Quelques douzaines de gaillardes / Se crêpaient un jour le chignon). Il y moque les "braves pandores" dont il assure: "Je les adore sous la forme de macchabées". Apôtre d'Aristide Bruant et de Jehan Rictus, dépositaire de l'esprit rebelle de la Commune, il chante l'anticléricalisme et le rejet de l'ordre bourgeois dans "La Mauvaise Réputation" (Mais les braves gens n'aiment pas que / L'on suive une autre route qu'eux). Infatigable provocateur, il ridiculise la morale bien pensante, les policiers et les magistrats dans "Le Gorille" et "Le Pornographe". Perpétuel révolté, il brocarde les passions belliqueuses dans "La Guerre de 14-18" (Moi mon colon, celle que je préfère / C'est la guerre de quatorze-dix-huit !) et "Mourir pour des idées" (Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente).

Son oeuvre parcourt les méridiens

Trente ans ont passé et l'héritage du Sétois a été repris dans une rébellion musicale où le mouvement alternatif avec Bérurier Noir et les Garçons Bouchers précède les tenants de la culture hip-hop, les rockers de Noir Désir et du groupe de pop-rock britannique Franz Ferdinand, ainsi que les rappeurs de NTM et d'IAM. Depuis les années 1970, l'oeuvre de Brassens parcourt les méridiens: elle est chantée en Angleterre avec Jake Thackray, en Argentine avec Claudina et Alberto Gambino, en Italie avec Fabrizio De André et Nanni Svampa, en Espagne avec Paco Ibanez, en Israël avec Yossi Banaï, en Nouvelle-Zélande avec Graeme Allwright, au Portugal avec Luis Cilia. Ceux-là conjuguent leurs différences et tentent de donner à leurs auditeurs notamment ce qui leur manque aujourd'hui: la capacité de s'indigner et l'amour de vivre. L'oncle Georges n'est pas loin. N'a-t-il pas inculqué aux minots blacks et beurs des banlieues les principes d'une langue française où il convient de détacher chaque syllabe et d'articuler les différents sons d'une mélodie avec le talent d'élocution d'une orthophoniste ?

Parmi les "Enfants de Brassens", entre Joël Favreau, Maxime Le Forestier et Renaud, André Chiron -- qui chante la plupart des 135 succès de Brassens aussi bien en français qu'en provençal -- apporte à la célébration anniversaire un bémol, comme on dit maintenant, signe en musique du passage en mineur, le ton du chagrin, de la mélancolie.

"Rappelons-nous ce que Georges Brassens chantait dans "Les Deux Oncles": "Ces souvenirs qu'on commémore... tout le monde s'en fout". Du reste, Brassens n'est pas mort: il fait tellement partie de ma vie ! proteste ce Vauclusien de Monteux. Quand il est parti, j'ai gardé ma peine pour moi: la tristesse est de ces choses qui ne se partagent pas, même avec ceux que l'on aime.".

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Bibliographie et exposition:

Brassens, le libertaire de la chanson par Clémentine Deroudille (Éditions Découvertes Gallimard, 2011).

Brassens - chansons illustrées par Joann Sfar (Éditions Gallimard, 2011).

Brassens ? par Bertrand Dicale (Éditions Flammarion, 2011).

Georges Brassens - Le Vieil Indien par Gérard Lenne (Éditions Albin Michel, 2001).

Brassens avant Brassens par Émile Miramont dit Corne d'aurochs (Éditions de l'Archipel, 2001).

Brassens - Délit d'amitié par Louis Nucéra (Éditions de l'Archipel, 2001).

Brassens par René Fallet (Éditions Denoël, 1967).

Georges Brassens par Alphonse Bonnafé (Éditions Pierre Seghers - Poètes d'aujourd'hui, 1963).

Georges Brassens et la poésie quotidienne par Jacques Charpentreau (Éditions du Cerf, 1960).

La Tour des miracles roman de Georges Brassens (Éditions Stock, 1963).

Des coups d'épée dans l'eau poèmes de Georges Brassens (Éditions Albert Messein, 1942).

Brassens ou la liberté, Exposition à la Cité de la Musique (Paris XIXe arrondissement) du 15 mars au 21 août 2011.

Copyright © Claude Darras / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 02 mai 2011. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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