Roger Curel

Roger Curel

Quand on l'approche, il déroute. Il n'est pas simple d'étiqueter le vieux molosse qui mord au jarret les dévots gras et les athées imbéciles. C'est une espèce de franc-tireur. Il aime la polémique, l'indignation est pour lui une vertu. Animé d'une exigence bougonne, il s'élève contre la fadeur populiste du temps et la médiocrité grimaçante de la société.

Soldat des Forces françaises libres de 1942 à 1945, pensionnaire du musée de l'Homme après la guerre, assistant de l'ethnologue et cinéaste Jean Rouch, assistant metteur en scène du film Crin blanc (Albert Lamorisse, 1953), scénariste de Traitement de choc (Alain Jessua, 1973, avec Alain Delon et Annie Girardot), journaliste et écrivain, le personnage est emblématique. Parmi quinze romans et récits, vous apprenez vite en le lisant qu'il n'a pas une très bonne opinion de l'espèce humaine. Ne vous attendez donc pas à le voir aux grands-messes du livre: il fuit ces festivals qui montrent les gens de plume comme des perroquets du Gabon. Et il n'a de cesse de fustiger la littérature savonnette, cette mode des émissions télévisuelles où l'on aime se faire mousser... Le grand voyageur s'est arrêté de pérégriner en 1965. Avec Jacqueline Sola, sa femme (décédée en 2006), il a choisi la lumière du Luberon afin de poursuivre l'écriture de ses souvenirs et l'auscultation de ses états d'âme.

"Né le 29 mai 1923 en Algérie, dans la même petite ville qu'Apulée, l'auteur de "L'Âne d'or", je me suis toujours comparé au palétuvier, car mes racines sont aquatiques, aime-t-il à répéter. Longtemps, avec Jacqueline, nous avons d'ailleurs songé habiter le port de Sète, mais les circonstances nous ont finalement amenés en Vaucluse".

"Sais-tu que j'ai infiniment plus d'images sous-marines en mémoire que terrestres ? poursuit-il tout à trac. Je totalise en effet quarante ans de fusil harpon; je connais ainsi beaucoup mieux certaines contrées en dessous du niveau de la mer que sur le plancher des vaches. Une de mes plus belles chasses est restée... infructueuse. C'était à Tigzirt, en Kabylie. À un kilomètre du littoral, je ne me lassais pas d'y surprendre les ombrines au secret de leur repaire rocheux. Je n'ai jamais pu les "tirer". Ces poissons disposent d'une distance de fuite si phénoménale: on dirait des naïades !"

Le conteur jubile. La voix brasse une houle capricieuse faite de périodes lentes, presque langoureuses, que hachent des phrases en rafales, des incises tout orientales, des éclats de rire et des cris de contentement étouffés. On le croit sur parole lorsqu'il revendique une identité "plus proche de la tarentelle sicilienne, de la chanson napolitaine et des choeurs du carnaval de Cadix que du chant celtique, du P'tit Quinquin ou de la berceuse alsacienne". À n'en pas douter, les cours de récréation de l'enfance algéroise et les palabres des potaches arabes, espagnols, français, juifs, maltais et napolitains du lycée Bugeaud d'Alger fortifient la passion du dramaturge naissant. La frénésie joviale de la remémoration rappelle au cabotin les saynètes rigolotes qu'il écrivait déjà, adolescent, à Hussein Dey, en banlieue d'Alger, chez les "routiers" des Éclaireurs de France. Plus tard, aux Chantiers de jeunesse, il est remonté sur les planches pour diriger ses copains de chambrée dans des adaptations théâtrales de textes de Paul Claudel et de Rabelais, singulier mélange ! Le sens du tragique est souvent un prétexte à la dérision: en humour, il ne plaisante jamais, qu'on se le dise ! Il exploite une pareille inventivité au Niger, au cours de la décennie 1950, au côté de son ami Jean Rouch pour lequel il revisite les rites funéraires dogons et la chasse mythique des hippopotames au harpon.

"En 1951 ou 1952, se souvient-il, Rouch avait par inadvertance laissé tomber notre matériel de tournage dans l'eau du fleuve Niger. Catastrophe ! les 35 bobines en 16 mm couleurs s'étaient voilées. Et on a dû renouveler un certain nombre de séquences avec les sorkos, ces pêcheurs traditionnels engagés dans la fantastique chasse à l'hippo".

L'acier bleu du regard a la franchise d'un coup de poing quand il dénonce les excès de la célébration camusienne. Selon lui, les jeux de promotion réciproque liant éditeurs, journalistes et politiques autour du prix Nobel de littérature 1957 interdisent "le temps de la réflexion, du commentaire et de la précaution". "Albert Camus était très sympathique, concède-t-il. Burberry à la Bogart, intelligence à fleur de peau, macho, le sentiment, très tôt, qu'il était un maître à respecter, instit force 9, un leader naturel quoi ! À la Libération, il rejoint "Combat", propriété d'Henri Smadja. Ce "Combat"-là est la suite du "Combat" de la clandestinité, mais celui-là, Camus n'y a jamais appartenu, même si plus tard ses thuriféraires joueront sur l'ambiguïté du titre... Pourquoi un tel engouement ? Des idées simples. Un style dépouillé qui autorise toutes les traductions. Une fausse bonne morale, solitaire, élitiste, sévère. Une sorte de résumé-philo pour passer le bac. Nous mangeons des oursins entre un Platon tendance foot et un Kierkegaard d'école normale. Sa mort l'a transformé en "star" de l'édition: et nous sommes ainsi devenus voisins de campagne..."

Le regard pesant d'un montagnard, la bouche gourmande et l'oeil malicieux, avec des sourires encore plus voleurs que ceux d'un marchand de tapis, il me taquine en m'interrogeant sur la signification de Pétoue, le nom de sa maison de Bonnieux. Malgré son air de ne pas y toucher, il guette son effet: "Le "Pétoue", m'ont raconté les paysans du coin, c'est l'endroit de la colline où les lièvres viennent pétouiller, entre autres termes choisis, s'adonner aux exercices de la galanterie".

Il s'amuse de l'anecdote toponymique et paillarde. Je jurerais qu'il l'a déjà remisée à l'abri du vivier de ses prochaines fables et nouvelles.

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Vous pouvez lire une étude littéraire de Claude Darras consacrée à Roger Curel sur le site numérique du magazine Les Carnets d'Eucharis, dirigé et animé par Nathalie Riera.

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Bibliographie de Roger Curel

Chants haoussas, éditions Seghers, 1952.

Le Géant du grand fleuve, Julliard, 1956.

La Gloire des Muller, Julliard, 1961.

Madrid, Rencontre (Suisse), 1962.

L'Office des Ténèbres, Rencontre, 1965.

Brancula, Robert Laffont, 1969.

Éloge de la colonie, Climats, 1992.

Une maison en Provence, Aléas, 1994.

Maxence de Tyr, Climats, 1998.

Psy, Climats, 2000.

Insoumission, Climats, 2000.

Feria, Thélès, 2006 (scénario pour une comédie musicale, il n'a pas encore trouvé son "musicien").

Caprices et Désastres, L'Harmattan, 2009.

Copyright © Claude Darras / republique-des-lettres.fr, Paris, jeudi 02 décembre 2010. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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