Ilya Boyachov

Avant d'introduire son chat Mouri sur la scène romanesque, Boyachov nous offre un excitant préambule borgésien qui narre les controverses entre sages antiques chinois autour de la finitude ou de l'infinitude du voyage.

Ensuite, grâce aux érudits arabes et aux moines médiévaux, la dispute s'intéressa aux esprits voyageurs, puis à la question de savoir s'il faut "attribuer aux bêtes à poil et à plume la faculté d'appréhender un tant soit peu l'idée de mouvement". En son odyssée, Mouri a une conscience parfaite de son intelligence et de ses intérêts. Bosniaque, il voit en 1992 son univers fracassé, son accueillante famille dispersée. Fuyant décombres et cadavres des "marche-à-deux-pattes", il se fait adopter par un vieux Juif errant qui conduit les siens vers une terre promise, trouve refuge dans un observatoire, au sommet d'un mont enneigé, où un savant obstiné attend l'explosion d'une supernova. Provisions nettoyées, il repart vers l'abondance d'une fête de la bière autrichienne, vers l'Allemagne où un enfant gâté pourri le torture...

Une galerie de personnages plus ou moins fêlés défile alors sous nos yeux ahuris: un alpiniste en fauteuil roulant échafaude un plan dément pour escalader une paroi insoutenable, un camionneur serbe un tant soit peu sage médite sur son havre de paix rêvé, un cheik arabe pilote des avions de luxe autour du globe, une adolescente rame au travers de l'Atlantique. Tous sont des passionnés, pour qui le chat a plus de respect que pour les pleutres de la vie, les routiniers, les choyés, mais également que pour ses gras congénères, castrés et satisfaits, d'un refuge pour animaux, "asile béni" et "camp de concentration" à la fois... Comment Mouri retrouvera-t-il sa famille et son plaid chéri à l'autre bout de l'Europe ?

Ce roman surprenant, plus qu'attachant, intellectuellement roboratif, est de plus un conte philosophique qui voudrait nous persuader de l'humanité animale. Hommes ou bêtes, y-a-t-il une fin au voyage ? Quant au roman picaresque des heurs et malheurs d'un pérégrinant, il se fait satire des moeurs yougoslaves et des haines ethniques, mais aussi européennes: là s'affiche le contraste entre populations ravagées par la guerre et celles trop repues.

Dans le cadre de la collusion entre réalisme et merveilleux, science et mystique s'entrelaçant, apparaît une foule d'esprits, de génies de la maison, du mal et de la mort. Le chemin semé d'embuches de notre félin, sert de fil à ce qui est finalement un délicieux et grinçant apologue à la Candide... Sans compter que ce qui est visiblement une réécriture du Chat Murr du romantique allemand Hoffmann s'inscrit dans le cadre d'une littérature burlesque et fantastique qui balaie le terrain pour le moins agité de la Russie postcommuniste. Même si Boyachov ne situe pas son roman dans sa patrie, il ressortit de cette mouvance qui unit des auteurs aussi divers que Sorokine, Pelevine ou Kharitonov.

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Ilya Boyachov, Le Voyage de Mouri (Éditions Gallimard).

Copyright © Thierry Guinhut / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 08 novembre 2010. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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