James Joyce

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
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James Joyce

En 2009, la Revue des Deux Mondes publie cinq lettres inédites, en français, de Joyce à Gillet, présentées par Olivier Cariguel.

La première remercie le chroniqueur pour son étude du 15 août 1931, "M. James Joyce et son nouveau roman", consacrée à des fragments (dont Anna Livia Plurabelle) de Work in Progress.

Dans la deuxième, de 1934, Joyce relève une vague amélioration de la santé de sa fille Lucia (qui souffre de graves désordres psychiques); il se plaint que des éditeurs anglais aient égaré les lettrines qu'elle avait dessinées et enluminées, qui devaient illustrer (Gillet n'était pas étranger à cette initiative) A Chaucer ABC being a hymn to the Holy Virgin, traduction de La Priere de Nostre Dame de Guillaume de Deguilleville (Joyce finira par faire éditer le livre à Paris, à ses frais, par the Obelisk Press de Jack Kahane, avec une préface de Gillet).

La troisième signale sa bonne surprise d'un papier de Gillet le concernant dans Paris-Soir: "... maintenant me voilà un constant reader de P.S." -- formule qu'un intertitre de la Revue des Deux Mondes transforme en "constant reader de Louis Gillet". L'essentiel de la missive porte sur une cure de Lucia à Londres.

La quatrième félicite Gillet de son élection à l'Académie Française, occasion, après "la Causerie à l'Olympe de Votre Béatitude", de "fêter l'immortalité" en buvant du vin blanc.

La dernière fait état surtout de "nouvelles assez inquiétantes" de Lucia; Joyce annonce, comme si le Chaucer ABC compensait son état de santé plus qu'alarmant: "Le bouquin paraîtra le 26 juillet [1936], qui est l'anniversaire de ma fille (le 29e) à la Sainte-Anne. Elle s'appelle en effet "Lucia Anna" petite-fille d'Anna Livia ?"

"M. James Joyce et son nouveau roman" est la deuxième des trois études de Gillet sur Joyce dans la Revue des Deux Mondes. En 1925, il en avait consacré une à Ulysse. Le 15 décembre 1940, il fit paraître "L'extraordinaire aventure de M. James Joyce". Après la mort de ce dernier en Suisse, où il l'avait aidé à se réfugier, Gillet, replié dans la France non encore occupée, rassembla en un volume ces trois études, une nécrologie parue dans Paris-Soir et "Joyce vivant". Cette Stèle pour James Joyce fut éditée par le Sagittaire à Marseille en 1941, puis à Paris au lendemain de la Libération, et rééditée cette année par Pocket.

En 1925, le chroniqueur des lettres anglaises de la Revue des Deux Mondes (cible de choix pour le clan joycien) n'avait rien compris à Ulysse. Il éreintait Léopold Bloom, gélatineux fantoche, et à travers lui la manière de son inventeur: "ce flot de détritus, [...], les engrenages loufoques, le sans-queue-ni-tête des cogitations d'un crétin". Il flairait dans les phrases détraquées une gigantesque et inutile mystification. Son beau-père et patron, l'influent académicien René Doumic, ne pouvait que s'en réjouir.

Il modifia son point de vue sous l'influence de Sylvia Beach, dont "Shakespeare and Company" avait publié Ulysses, interdit aux États-Unis et en Angleterre pour pornographie. Quand elle jugea opportun en 1931 de le présenter à Joyce, Gillet se déclara disposé à faire l'éloge de cette oeuvre et de Work in Progress, et ne tarda pas à passer à l'acte. Cela tombait d'autant mieux qu'une édition pirate de Ulysses circulait aux États-Unis. Cette contrefaçon était alors, selon Maurice Saillet, "la grande affaire pour Joyce". Paul Claudel, que Gillet vénérait et qui abominait Joyce, était ambassadeur à Washington. Adrienne Monnier, qui venait d'éditer Ulysse en français à la Maison des Amis des Livres, joua de ces deux arguments pour le persuader d'inciter les Américains à faire cesser les ventes illégales. Avec un aplomb d'autant moins susceptible d'ébranler Claudel qu'il n'avait pas les moyens d'intervenir, elle lui écrivit: "...l'oeuvre de Joyce, et particulièrement Ulysses, n'attaque en rien la religion catholique. C'est bien ce qui est apparu à un catholique aussi fervent que Louis Gillet qui, après plusieurs années d'examen, n'a pas hésité à lui donner sa confiance et son admiration, ainsi qu'en témoigne l'article de la Revue des Deux Mondes que je vous envoie en même temps que cette lettre."

Le pieux Gillet s'était-il converti à Joyce ? Peut-être, mais d'une façon incomplète et intéressée. Il sent que chaque phrase de ce qui deviendra Finnegans Wake "devrait s'écrire sur plusieurs lignes parallèles, comme on écrit la musique". Il est moins bien inspiré lorsqu'il trouve confirmation dans cette oeuvre en gestation (nocturne, chacun le sait) que nous appartenons aux "puissances de la nuit", au "dieu inconnu qui nous souffle les pensées de la race, les oracles et les souvenirs de la mémoire héréditaire". Allergique à Lewis Carroll, il ne cache pas sa réticence envers les calembours et les excroissances qu'ils suscitent. Il veut bien admirer dans la nouvelle oeuvre de Joyce "les miracles de sa métamorphose des mots", mais il leur préfère: "Sois mon guide, cher oiseau !" par quoi il traduit dans son article de 1931 "Lead, kindly fowl !". Joyce avait parodié ainsi l'hymne religieux de John Newman: Lead, Kindly Light (Conduis-moi, douce lumière). "Sois mon guide, cher oiseau !" ne lui plaisait pas. Il avait proposé "Précède et prie pour nous, bénigne Acropoule !", où "bénigne" renvoyait astucieusement au titre latin Lux Benigna, tandis que "poule" demeurait en étroit contact avec fowl ("volaille"). Il avait suggéré aussi "Guide-moi, chère Acropoule !" N'était-il pas question dans son oeuvre de la poule originelle ? Mais Gillet ne voulait railler ni la Prière sur l'Acropole ni l'hymne de Newman. Il conserva le cher oiseau jusqu'au bout, concédant ridiculement entre parenthèses: "Je crois qu'il faudrait plus familièrement dire: chère volaille". Dans la traduction de Finnegans Wake par Philippe Lavergne (1982), la parodie reprit heureusement le dessus: "Conduis-nous, volaille éclairée !"

Gillet nous guide vers un Joyce revu et corrigé, qui ne boit pas, qui ne s'adonne pas à des "complaisances lascives". Comme en témoignent les lettres inédites, Joyce reste attaché à lui en grande partie pour Lucia, dont Dominique, fille de Gillet, est l'amie. Mais Gillet ne se rend pas compte de l'influence considérable de Lucia sur le dernier livre de Joyce. Cramponné à son idée fixe, excluant des plaisanteries de Bloom qu'il tient pour d'affreuses dissonances, on devine à quelles fins il crédite son ami de n'avoir "peut-être pas une fois écrit une ligne contre la religion ou contre les choses religieuses".

En 1939, il collabore avec un chanoine et divers académiciens (dont Weygand) à un ouvrage préfacé par l'archevêque de Sens: La Couronne d'épines au Royaume de Saint-Louis. Il y évoque la Sainte-Chapelle, calice au coeur d'une ville scandaleuse, sacrilège et pourtant mystique. C'est ainsi que sa piété se représente l'oeuvre de Joyce: un autel secret que dissimulent des fantasmagories et des inconséquences verbales. À Finnegans Wake, que Joyce lui fait montrer fraîchement paru le 30 janvier 1939, il prête si peu de véritable attention que régulièrement il écrira Finnegan's Wake.

Naguère, dans Esprit, Michel Crépu n'aurait pas fermé les yeux sur cette bourde. Rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes, il nous assène, en présentant les lettres inédites, que la personnalité de Gillet le prédisposait à saisir le "caractère profondément novateur du texte joycien. Il fut l'un des tout premiers, sinon le premier, à en prendre la mesure [...]. La grille de lecture traditionnelle "avant-garde" contre "littérature bourgeoise" s'en trouve heureusement brouillée. Gillet a compris cela très vite (plus vite en tout cas que bien des avant-gardistes de l'époque si l'on pense à l'hostilité des surréalistes à l'égard de Joyce !) et son mérite est de l'avoir exprimé dans la Revue des Deux Mondes, que l'on n'attendait pas à ce rendez-vous. Il fallait à Joyce des lecteurs libres. Gillet en était un et la Revue des Deux Mondes [...] fut elle-même assez libre pour entendre la voix de James Joyce. Tout le monde ne peut pas en dire autant."

Difficile d'accumuler, en si peu de lignes, avec arrogance, autant d'erreurs. Gillet ne reconnut l'importance de Joyce qu'une dizaine d'années après Ezra Pound dans le Mercure de France et Valery Larbaud dans la Nouvelle Revue Française. Encore ces deux revues avaient-elles publié entre-temps d'autres articles sur Joyce (dont l'un soulignait ce que Dos Passos lui devait). Crépu ignore aussi le sommaire du numéro de mai 1931 de la NRF, où surgit Anna Livie Plurabelle, traduit entre autres par Philippe Soupault et Samuel Beckett. C'est là, et pas dans la Revue des Deux Mondes, que résonna la voix de Joyce. Le texte était précédé d'"À propos d'une traduction", par Philippe Soupault. Celui-ci, bien avant sa rupture avec Breton, avait fréquenté Joyce. En 1920 (l'année des Champs magnétiques), ils avaient parlé de Blake.

Quant à la personnalité de Gillet, mettons les choses au point. Qu'il se soit racheté peu avant sa mort (1943) par des contacts avec des responsables de la Résistance, n'empêche pas qu'il fut longtemps un planqué. Il admire Joyce de n'avoir "jamais écrit une ligne mercenaire". Sous la coupe de Doumic, il ne pouvait pas en dire autant. Croix de guerre 1914-18, il avait publié en 1919 L'Assaut repoussé. Chronique du temps de la guerre (qu'il avait passée dans divers états-majors). Diagnostic de Jean Norton Cru dans Témoins: "Ces récits appartiennent au genre détestable [...] où des faits historiques sont accommodés, assaisonnés et servis au goût d'un certain public -- ici le public de la Revue des Deux Mondes..." Ils nous montrent "quelle déformation de la bataille de Verdun peut exister dans l'esprit d'un officier [...] dont l'expérience personnelle a été limitée à la zone que n'atteignaient pas les obus".

En 1940, Gillet collabore à un ouvrage sur L'Élégance française, à la gloire de la Parisienne. Marcel Prévost décrit ses robes, Claude Farrère ses fourrures, Abel Bonnard ses bijoux; Louis Gillet célèbre la voyageuse, sa "science des bagatelles", l'art avec lequel elle s'accorde aux pays qu'elle visite: "Partez-vous pour New-York ou pour Venise ? Faites-vous le tour de la Sicile ou la croisière d'Ulysse ?"

Comme il eût applaudi si Stephen avait parcouru un fragment de son dédale en compagnie de cette élégante plutôt que de Bloom !

En 1940, il exècre toujours ce friand de rognons et de dessous féminins: "... petit bourgeois moyen [...] déballant ses entrailles, déboutonné, candide, étalant ses pensées, ses ébauches et ses larves d'idées, ses tripes, sa digestion et sa physiologie". Et que penser de cette phrase du 7 juin 1941: "Joyce avait fini, Dieu me pardonne ! par se persuader qu'Ulysse était un type sémite."

Pétainiste au moins jusqu'à l'automne 1942, Gillet se répand à Marseille dans la revue municipale contrôlée par la Préfecture, c'est-à-dire par Vichy: "Sur la colline des Accoules, entre l'hôtel de ville et la Major, gît une Subure obscène, un des cloaques les plus impurs où s'amasse l'écume de la Méditerranée [...]; il semble que la corruption, la lèpre, gangrènent jusqu'aux pierres. Cet enfer vermoulu, cette espèce de charnier en décomposition [...] c'est l'empire du péché et de la mort. Ces quartiers jadis patriciens abandonnés à la canaille, à la misère et à la honte, quel moyen de les vider de leur pus et de les régénérer ?" (Cité par Gérard Guicheteau, Marseille 1943 -- La fin du Vieux Port). On sait comment, trois mois plus tard, à l'instigation de Karl Oberg et de René Bousquet, cette zone (qu'habitait une partie de ma famille) fut purgée de ses habitants, puis détruite. J'imagine que Gillet l'avait inspectée à la hâte, en se bouchant le nez, comme il avait parcouru réprobateur, dans Ulysse, l'épisode qui s'ouvre sur l'entrée, par Mabbot Street, du quartier des bordels.

Copyright © Adrien Le Bihan / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 14 juillet 2010. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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