Philippe Sollers

Philippe Sollers

La banalité du moment dans les dîners parisiens est d'opposer les deux romanciers substanciellement consistants de l'année littéraire, à savoir le "vieux" quadragénaire Michel Houellebecq contre le "jeune" sexagénaire Philippe Sollers.

L'un, sombre pessimiste, dépressif mélancolique, Schopenhauerien, sismosgraphe de la déprime et de la misère sexuelle des classes moyennes contemporaines, pour tout dire profondément négatif; l'autre, joueur vénitien, gai libertin, érudit médiatique, Nietzschéen, observateur lucide de la société du spectacle, ironiste heureux envers et contre tout.

Bien entendu, ces étiquettes quelque peu simplistes ne signifient rien et le lecteur français, sur son fond d'émeutes en banlieue et de guerre des communautarismes, lira passionnément tout aussi bien le Houellebecq de La possibilité d'une île que le Sollers de La vie divine, deux romans d'aujourd'hui que rien n'oppose. Les deux écrivains à succès, se rejoignant dans l'art de l'auto-promotion, ne manquent d'ailleurs jamais l'occasion de reconnaître l'importance de l'autre dans la littérature contemporaine.

La vie divine est le journal intime d'un professeur de philosophie qui s'est vu confier par une institution l'ambitieux projet de réfléchir à une philosophie mondiale. Il réfléchit, mais surtout bavarde longuement avec les femmes de sa vie : Nelly, sa maitresse brune, étudiante intello qu'il baise pendant qu'elle lit à haute voix La Critique de la Raison pure de Kant, Ludivine, son épouse, blonde frivole branchée mode et mère de son fils Frédéric (!), mais aussi Laurence et quelques autres. De ces échanges il aboutit à la conclusion que seul Friedrich Nietzsche -- qui lui n'a guère eu de succès auprès des femmes (Lou-Andreas Salomé, Cosima Wagner,...) -- a une pensée assez forte pour être qualifiée de philosophie mondiale. Ceci toutefois si on nettoie l'oeuvre du philosophe des falsifications et des interprétations erronées dont elle a fait l'objet, notamment de la récupération du concept de surhomme par le nazisme.

Comme d'habitude, ce dernier gros roman (544 pages), plutôt bien inspiré, de Philippe Sollers revisitant M.N. (pour Monsieur Nietzsche, comme on dit J.C.) est truffé des incontournables brillantes démonstrations, des abondantes citations et des lumineuses explications de texte auxquelles le directeur de L'Infini nous a habitué tout au long de sa carrière.

C'est tout aussi bien une lecture parfaitement documentée, une fine analyse psychologique et un commentaire philosophique avisé du penseur au marteau. En même temps une biographie philosophique et un roman-essai politique. Explorant la vie réelle de M.N., retraçant le parcours du solitaire syphilitique épris de liberté, du danseur cosmique "à l'aise au milieu des hasards comme au milieu des flocons de neige", racontant le rire de l'homme mort dans une crise de folie à l'âge de quarante-quatre ans après avoir écrit ce chef-d'oeuvre qu'est L'Antéchrist, Sollers montre l'actualité, par delà le bien et le mal, de l'oeuvre nietzschéenne pour les hommes du XXIe siècle.

Comme d'habitude aussi, la lecture du penseur allemand est l'occasion pour l'auteur des Folies françaises de parler avec malice de l'amour, du sexe, du pape, de Mozart, de Sade, de Voltaire, du Christ et de Dionysos, de la littérature, de l'économie marchande, et d'un certain Philippe Joyaux, écrivain né quelque 48 ans après M.N (1888, date de création de L'Antéchrist) qui aurait achevé le 30 septembre 118 un roman nietzschéen intitulé Une vie divine. Le tout dans le style allegro vivace désormais bien repèrable de l'auteur de Femmes, c'est-à-dire dans une forme romanesque très moderne, libre, fluide, limpide, érotique, ludique, un mouvement de plume alerte et léger, des dialogues brefs. Extrait :

"Ludi est une merveilleuse menteuse. C'est d'ailleurs la phrase que je me suis murmurée au bout de trois ou quatre rencontres : "merveilleuse menteuse". Mère en veilleuse, très bonne menteuse. Il suffit de la voir, là, bien blonde épanouie aux yeux noirs, cheveux courts, avec sa robe noire moulante, sur la terrasse de cet hôtel, en été. Elle est fraîche, bronzée, elle sait qu'elle se montre, elle laisse venir les regards vers elle, elle s'en enveloppe comme d'une soie. Oui, je sais, elle vous dira qu'elle a pris deux kilos et que c'est dramatique, mais non, justement, elle est parfaite comme ça, rebondie, ferme, ses seins, son ventre, ses cuisses évoquent aussitôt de grands lits ouverts."

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Philippe Sollers, Une vie divine (Éditions Gallimard).

Copyright © Mélanie Wolfe / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 09 janvier 2006. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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