Yoko Ogawa

Yoko Ogawa

Si certains des nombreux romans ou recueils de nouvelles de Yoko Ogawa sont parfois un peu ternes, mais toujours animés par des situations étrangement poétiques, des émotions aussi ténues que justes, elle a réussi à se dépasser avec Le Musée du silence, vaste fresque de la mémoire dans laquelle une vieille dame offre à un jeune muséographe l'occasion de réunir une collection hétéroclite d'objets volés du quotidien. L'amnésie d'un individu (et la difficile et miraculeuse filiation qui pouvait en découler) avait déjà explorée dans La Formule préférée du professeur. Temps, mémoire, caractère éphémère des traces du passé sont donc des thèmes récurrents, exploités à satiété, mais sans répétition, ni obsessionnelle, ni stérile.

Yoko Ogawa a fait encore un saut qualitatif avec Cristallisation secrète, ajoutant à la disparition des choses, des êtres et des souvenirs qui y sont associés, une dimension politique: c'est une anti utopie où une étrange "police secrète" est l'instrument zélé d'un régime totalitaire. Il s'agit autant d'une altération de l'esprit que de la destruction progressive et programmée du monde qui nous entoure. C'est grâce au personnage de la grand-mère que la narratrice peut prendre conscience de cette anomalie. Sorte de gardienne du temps, modeste déesse Mnémosyne aux émotions encore intactes, elle sera dépassée par l'éditeur "R" dont l'esprit reste un vivant réceptacle, un trésor préservé. Le suspense, qui ne cède pas aux démons et aux clichés du film d'action, s'accélère lorsque son écrivaine le cache dans un entresol aménagé, pendant que sa maison est fouillée par les "traqueurs de mémoire". Les corps vont-ils s'effacer ?

Toujours, la romancière oeuvre avec une technique narrative impressionnante. On bascule dans un espace temps inquiétant, une atmosphère que l'on pourrait dire kafkaïenne, mais avec une dimension poétique permanente: l'attention aux objets et à autrui est toujours empreinte de poésie et de délicatesse. Le monde autour de nous est à respecter et à couvrir de prudentes attentions jusque dans ses fêlures. De plus, le fait que la narratrice soit une romancière ajoute la question de la responsabilité de l'écrivain... Il s'agit pour elle d'une action doublement vitale: protéger son éditeur c'est tenter de s'assurer que toujours ses romans paraîtront, mais aussi garder présent celui dont les gènes lui permettent de conserver les souvenirs venus d'un monde évanoui.

Entre délicatesse et violence totalitaire, cette tyrannie de la disparition est une plaidoirie pour la littérature en forme de fable. Quoi de plus évident en effet que la qualité allégorique de ce plaidoyer pour la nécessité de l'écriture, de la création romanesque et de l'art, puisque les sculptures de la mère "ravivent la mémoire", puisque écrire est jusqu'au dernier instant l'image nécessaire de la réalité du monde à retenir... D'autant que le personnage de la romancière nous livre en abyme son récit qui conte une extinction de voix suggestive. L'anti-utopie est parlante. C'est sur une île (emblématique de l'utopie depuis Thomas More) que cet oubli menace la littérature, les hommes et la vie. Et, comme les pompiers et les limiers de Farenheit 451, les "traqueurs de mémoires" visent à détruire ce que le passé à inscrit dans les cerveaux, dans les livres, finalement brûlés, qui sont pourtant les conditions de la permanence didactique de l'Histoire, de l'esprit critique et de la liberté.

S'agit-il de fantastique ou de science-fiction ? Hors une technologie non précisée qui permet de lire dans les gènes des individus pour repérer leur capacité à une mémorisation répréhensible, rien ne semble lier cet apologue aussi évocateur qu'alarmant à un futur scientifique inconnu. La dissolution de pans entiers de l'univers et de la psyché s'apparente elle plus exactement à un thème classique et récurrent de la littérature fantastique: la disparition. Pensons en effet à la fameuse nouvelle Escamotage de Richard Matheson. Sans compter les grands noms de l'anti-utopie, de George Orwell à Aldous Huxley en passant par Ray Bradbury. Yoko Ogawa, loin d'être indigne de ses illustres devanciers, apporte ici sa touche toute personnelle faite de suggestion et de poésie, et la maîtrise de son talent politique. On imagine le très beau film qui pourrait être adapté de ce roman, tout en respectant sa fragilité et sa justesse.

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Yoko Ogawa, Cristallisation secrète (Traduit du japonais par Rose-Marie Makino, Éditions Actes Sud).

Copyright © Thierry Guinhut / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 18 janvier 2010. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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