Emmanuel Berl

Emmanuel Berl

Je n'aimais pas Emmanuel Berl. Il convient de dire que je ne connaissais ni lui ni ses ouvrages.

Mais d'après quelques propos et une activité dont les effets m'arrivaient déformés et tronqués à plaisir, d'après les linéaments imaginaires qui, pour moi, enveloppaient l'homme et habillaient les écrits, Emmanuel Berl m'apparaissait comme un raisonneur artificiel et sec, un pédant, un pion, une incarnation de Trissotin encroûté par la gourme intellectuelle, ravagé par un snobisme inavoué. Bref, l'espèce de personnage que je puis le plus détester au monde.

J'aurais dû, semble-t-il, essayer de nourrir ou d'infirmer une condamnation aussi absolue par quelque valable raison, par quelque donnée précise. J'aurais pu rencontrer Berl ou du moins ouvrir un de ses livres. Je n'en fis rien. La paresse, le manque de loisirs, l'agitation d'une vie chaotique et la force des préjugés m'aidèrent à demeurer dans une conviction que rien n'étayait, si ce n'est la malveillance dont les professionnels de la plume et de la politique ne sont jamais avares pour l'un des leurs.

Paris est plein de malentendus pareils.

J'insiste sur celui-là, car il travaille encore, je le sais, contre Emmanuel Berl. Il est des gens qui le haïssent sans plus de fondement que je n'en avais et qui se forment de lui aussi futilement l'opinion qui était la mienne. Or, je n'en vois guère qui soit plus fausse ni plus injuste.

Il me faut avouer pourtant que le hasard seul m'en fit changer, hasard qui prit la forme humaine d'un écrivain dont j'admire entre tous le talent et le caractère, André Malraux. Nous devions, lui et moi, dîner ensemble. Il avait invité, sans que j'en fusse averti, Emmanuel Berl à cette réunion. Ce dernier se trouvait déjà au restaurant, lorsque nous arrivâmes. Je fus bien obligé de l'affronter.

Aussitôt, le sens de mon hostilité me devint incompréhensible. J'avais en face de moi un long visage nerveux et fin, tourmenté, vivant, tout imprégné de vigueur et de franchise spirituelles.

Dans la large bouche veillait une sensualité violente que combattait la mélancolie des plis creusés, imprimés au coin des lèvres. Des touches d'argent adoucissaient la chevelure, sous laquelle se montrait un front courageux.

Il n'y avait rien que d'attirant, de profondément humain dans le dessin des traits, dans leur construction, leur lisible apparence. Et les yeux achevaient de donner à cette figure un pouvoir efficace, d'admirables yeux, chauds et brûlés d'inquiétude, au regard charnel et en même temps abstrait, des yeux où l'ardeur et la détresse de vivre se mêlaient en un faisceau tantôt sombre et tantôt rayonnant.

Je me sentis affreusement gêné vis-à-vis de Berl et vis-à-vis de moi-même. Certaines erreurs de jugement sont difficilement supportables quand leur objet vous sourit avec une expression d'accueil sans réserve. Or Berl me souriait ainsi.

Au bout de quelques instants pourtant mon malaise disparut. Et je pus reconnaître à cela que Berl possédait au degré suprême le don de la simplicité. On ne doit pas entendre par là celle de l'intelligence qui est chez Berl singulièrement complexe, anxieuse, subtile en détours, en démarches, en scrupules, féconde en associations imprévues, éclatante de sève, traversée d'ombre et de lumière précieuses. Je ne veux point parler non plus de la simplicité d'un coeur dont alors je ne soupçonnai ni les vertus, ni les tourments, mais de cette simplicité de commerce, de manières, de ce naturel de rapports qui ne se commande pas, ne s'acquière jamais et qui place tout de suite l'homme et celui qui l'aborde en contact direct, en communication franche et libre, et désarme l'espèce de guet instinctif, de raidissement intérieur que nous opposons en général à un interlocuteur dont nous ignorons les sentiments et les réflexes.

Comme j'étais loin de l'image absurde que je m'étais formée ! Elle s'effaça si vite, grâce à l'attitude de Berl, que le temps me manqua pour en avoir honte et que, délivré d'elle, je connus un homme à la substance fine et dense, déchiré par les plus belles inquiétudes, d'une sensibilité et d'une intégrité exceptionnelles, mobile en ses mouvements, flexible et vif en ses réactions, mais toujours en quête du spirituel, toujours brave dans cette recherche qui lui est indispensable comme l'air, un homme dont je suis heureux qu'il m'ait accepté pour ami.

Il est rare de trouver dès l'abord le trait dominant d'un caractère. Mais chez Emmanuel Berl il apparaît avec une telle vigueur, un tel relief, un si authentique et incompréhensible élan, qu'il faudrait être aveugle et sourd, pour ne pas en être saisi et convaincu. Dans le champ de son existence, Berl a besoin avant tout de vérité, c'est une faim, une soif, une passion absolue et vitale. Qui n'a pas vu Berl possédé par le désir de percer les troubles secrets qui se tapissaient et se tapissent encore sous les arcanes du scandale Stavisky, sous la mort du conseiller Prince, celui-là ne peut imaginer la fièvre de l'incertitude. Le visage crispé comme à l'affût, mais aussi avec une expression traquée, tragique, Berl interrogeait, imaginait, déduisait, construisait, allait jusqu'aux plus extrêmes hypothèses. Il y avait en lui du juge d'instruction, du devin, du derviche. Il ne dormait plus. Le mystère qui se refusait à lui comme à tous propageait dans ses nerfs une souffrance véritable.

Cette nécessité douloureuse de voir clair, de juger nettement, Emmanuel Berl la porte non seulement dans le domaine des faits, mais davantage encore dans celui des idées. Il n'accepte aucun poncif, aucune étiquette, aucun conformisme, aucune opinion que d'autres auraient pu, pour lui, forger. Sa profonde culture, son esprit agile, aigu, son courage intellectuel, il s'en sert à chaque détour de sa vie, à chaque instant de sa constante délibération intérieure, pour éliminer les apports étrangers, les convictions toutes faites, les dogmes et les mots d'ordre. Personne n'appartient moins à un parti que lui. Certes, il a une orientation, une préférence pour tel mode d'expression littéraire, pour telle façon de gouverner les hommes. Mais sa faculté de compréhension est si vaste, son honnêteté spirituelle si exigeante que, voyant les problèmes sous leurs aspects contradictoires, il en fait et refait sans cesse le tour, prêt à modifier sa position à leur égard, pourvu qu'il trouve une vérité meilleure.

C'est assurément cela qui donne à ses yeux leur magnifique angoisse, à son talent, cette farouche et frémissante poésie. Mot étrange, sans doute, pour définir un pamphlétaire. Mais ce mot me paraît inévitable, quand je lis certains de ses articles de Marianne (qu'il a créée et dont il a fait un hebdomadaire plein de vie et de finesse), quand je pense à ses deux derniers livres: Ligne de chance et Discours aux Français. Il y a là un influx nerveux, une vitesse, une réussite dans l'expression, une ample violence, une manière noble et pathétique d'envisager les événements et les hommes, les phénomènes passagers et les lois éternelles, une foi, une pitié de la destinée humaine qui dépassent le champ de la politique et des oeuvres qui relèvent seulement des calculs de l'esprit.

Berl est le poète de l'insaisissable vérité, de la raison aux prises avec les formes inconnues, le chasseur enfiévré sur les pistes d'un monde nouveau.

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Joseph Kessel (1898-1979), article original publié en 1934 (?) dans le journal Gringoire.

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