Europeana

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Europeana, qui a longtemps porté le nom de Bibliothèque Numérique Européenne, ouvre officiellement ses portes sur internet après trois années de travaux. Le portail europeana.eu offre gratuitement aux internautes quelque deux millions de documents culturels numérisés libres de droit issus des collections d'une centaine d'institutions culturelles — archives, musées et surtout bibliothèques publiques — des 27 pays membres de l'Union Européenne. On y trouve aussi bien des textes littéraires et philosophiques classiques français que des reproductions de tableaux hollandais, des cartes géographiques slovènes ou des partitions musicales hongroises. La France est le principal contributeur avec ses archives de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) et de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) qui constituent à eux seuls plus de la moitié des oeuvres disponibles sur Européana. En revanche, Malte, l'Estonie et l'Irlande n'ont fourni aucune oeuvre. A terme, c'est-à-dire en 2010, Europeana espère pouvoir rassembler dix millions de documents sur sa plateforme en ligne. Par la suite, elle souhaite aussi offrir des contenus culturels récents mais il faut encore pour cela résoudre les problèmes de droits d'auteurs et donc obtenir la collaboration des auteurs, éditeurs et autres ayant-droits.

Pour le moment seul 1% du fonds des bibliothèques nationales d'Europe est numérisé mais Viviane Reding, commissaire européen en charge de la société de l'information et des médias, assure que ce chiffre devrait passer à 4% d'ici 2012. Afin d'aider les pays partenaires à tenir cet objectif, la Commission Européenne a débloqué un budget de 120 millions d'euros pour les deux années à venir. Le programme-cadre pour le développement des bibliothèques numériques apporte près de 70 millions et le programme Compétitivité et Innovation pour la diffusion en ligne du patrimoine culturel européen les 50 autres millions. Quelque 40 millions d'euros sont en outre investis dans le développement d'outils multilingues afin de disposer d'un système de traduction automatique en 23 langues. Reste que le budget global est très insuffisant puisque, selon Viviane Reding elle-même, il faut compter au moins 225 millions d'euros pour numériser cinq millions de livres (sans parler donc des tableaux et des manuscrits) et 2,5 millions de budget de fonctionnement annuel.

C'est à Paris, au début de l'année 2005, qu'est née l'idée de créer une bibliothèque numérique européenne. Jacques Chirac, Renaud Donnedieu de Vabres et Jean-Noël Jeanneney — à l'époque respectivement Président de la République, Ministre de la Culture et Directeur de la Bibliothèque Nationale de France — prennent connaissance d'une initiative de Google baptisée Google Print. Le leader américain des moteurs de recherche sur internet a en effet annoncé en décembre 2004 qu'il allait investir 150 millions de dollars pour numériser et mettre en ligne avant 2010 quelque quinze millions d'ouvrages issus des grandes bibliothèques américaines. La France, qui découvre avec quinze ans de retard les nouvelles technologies de l'information et de la communication, ne dispose pour l'heure que du laborieux programme Gallica de la BNF et d'un budget annuel de 15 millions d'euros pour numériser ses archives. Jacques Chirac et ses deux hommes de main de la culture craignent de voir le riche patrimoine français finir aux oubliettes de la mondialisation numérique. Redoutant en outre que Google Print (bientôt rebaptisé Google Search Books, Google Recherche de Livres en français) débouche sur une "américanisation de la culture", ils décident d'affirmer "l'identité culturelle de l'Europe" par un ambitieux projet concurrent. Rêvant tout haut à la fois d'une bibliothèque numérique et d'un moteur de recherche strictement européens, Jacques Chirac propose officiellement à ses partenaires de l'Union Européenne d'accélérer la numérisation du fonds des grandes bibliothèques nationales d'Europe. L'Agence de l'innovation industrielle française et de grandes entreprises comme France Telecom et Thomson sont également incitées à développer des programmes dans le secteur, notamment celui d'un moteur de recherche multimédia baptisé Quaero.

L'année 2006 voit la France investir 3,3 millions d'euros pour le développement d'Europeana. La BNF est pour sa part dotée d'une subvention de 10 millions d'euros pour financer ses travaux de numérisation. Son ambition est de scanner au moins 100.000 documents par an, essentiellement d'abord les grands textes fondateurs de la culture française et européenne, les dictionnaires, les ouvrages de vulgarisation scientifique et les grands journaux. Jean-Noël Jeanneney mène en parallèle une très active campagne de sensibilisation. Il publie un pamphlet anti-Google (Quand Google défie l'Europe, plaidoyer pour un sursaut) et mobilise les milieux professionnels du livre. À son initiative, dix-neuf conservateurs en chef de bibliothèques nationales signent un manifeste pour appuyer le projet européen de numérisation auprès des instances européennes. Un Comité de pilotage de la future Bibliothèque Numérique Européenne présidé par Renaud Donnedieu de Vabres est mis en place. Mais des problèmes techniques surgissent ainsi que les douloureuses questions de financement. En un an de discussion avec les partenaires européens, rien de concret ne sort de l'échafaudage. La BNF annonce toutefois que six bibliothèques nationales de pays francophones (Belgique, Canada, France, Luxembourg, Québec et Suisse) se constituent en réseau pour défendre la langue française sur internet. Divers projets concurrents de bibliothèques numériques, publics ou privés, nationaux ou internationaux, font parallèlement leur apparition. Citons pour mémoire entre autres l'Open Content Alliance pilotée par Yahoo! et le Live Search Books de Microsoft (abandonné aujourd'hui après 750.000 livres scannés).

Finalement, développée quasiment uniquement par la France, une plate-forme commune de test basée sur Gallica est mise en chantier fin 2006. Une pré-version d'Européana est mise en ligne en mars 2007, à l'occasion du Salon du livre de Paris. "Europeana se développe avec des valeurs universelles, en prise avec l'histoire de l'Europe, l'humanisme. Nous souhaitons faire en sorte que l'Europe ne soit pas entièrement abandonnée à un moteur de recherche américain", déclare Jean-Noël Jeanneney lors de la présentation du site. La première base de données mise à disposition des internautes rassemble 7.000 documents libres de droits issus des collections de la BNF. Des liens renvoient également vers les sites de la Bibliothèque Nationale de Hongrie (4.000 ouvrages numérisés) et de la Bibliothèque Nationale du Portugal (1.000 ouvrages).

Pendant ce temps, Google Livres poursuit ses avancées et signe des accords de numérisation avec les plus prestigieuses bibliothèques du monde entier (À ce jour une trentaine de grandes bibliothèques ont rallié le moteur de recherche dont, en Europe, la Bibliothèque de l'Université Complutense de Madrid, la Bibliothèque Nationale de Catalogne, la Bayerische Staatsbibliothek de Munich, la Bodleian Library d'Oxford, la Bibliothèque Municipale de Lyon, la Bibliothèque Cantonale Universitaire de Lausanne et la Bibliothèque universitaire de Gand). La firme de Mountain View met également en place un service gratuit de numérisation et d'indexation qui réunit maintenant les fonds de plus de 20.000 maisons d'édition partenaires. Les milieux du livre français opposent eux une fin de non-recevoir et s'engagent même avec une certaine mauvaise foi dans une bataille juridique contre Google sur la question des Droits d'auteur à la suite de la Guilde des auteurs américains (Authors Guild) et de l'Association des éditeurs américains (Association of American Publishers).

En 2008, grâce au programme européen EDLnet et au travail des équipes de The European Library, Europeana s'offre une nouvelle maquette et ouvre officiellement ses portes avec force cocoricos du côté français. Reste à voir maintenant si les internautes plébisciteront cette bibliothèque numérique européenne. Google Livres a de son côté réglé le litige du copyright avec les associations américaines et dispose désormais d'un outil particulièrement performant et riche en contenus avec plus de 7 millions d'ouvrages d'ores et déjà numérisés. Une richesse et des moyens techniques et financiers que Europeana est malheureusement encore loin d'égaler malgré la facture payée par le contribuable français pour faire exister son patrimoine sur internet. "Exister" est d'ailleurs un terme inapproprié puisque Europeana a fermé ses portes quelques heures à peine après la mise en service de son site. À l'instar du géoportail de l'IGPN, lancé également en grande pompe sous les cocoricos français en 2006, les serveurs ont lamentablement crashé dès le premier jour sous le nombre de connexions, entrainant une mise hors service jusqu'à fin décembre. À une très douteuse fierté nationale mal placée et à un manque criant de moyens financiers, s'ajoute ainsi l'incompétence technique des responsables du projet. N'est pas Google qui veut.

Copyright © Jean Bruno / La République des Lettres, Paris, jeudi 20 novembre 2008. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite. Les citations brèves et les liens vers cette page sont autorisés.

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