Kamasutra / Tantrisme

Kamasutra / Tantrisme

Rien de neuf dans l'image d'une Inde foyer d'une richesse immense et croissante: pendant presque toute la durée de la période pré-coloniale, l'Occident était un consommateur avide des épices, soieries et autres produits de luxe du sous-continent indien, tandis que celui-ci en était l'exportateur prospère. Dès le règne de Néron, sévissait une hémorragie d'or si spectaculaire depuis l'Occident vers l'Inde que dans une de ses lettres Strabon, le géographe et historien grec, se demanda avec anxiété comment résoudre la crise. Une dynastie du sud de l'Inde envoya même un ambassadeur à Rome afin de discuter du problème de la balance des paiements.

Dans ce qui fut jadis le grand port de Mamallapuram, sur la côte de Coromandel, on peut aujourd'hui encore retrouver un capiteux arrière-goût de cette Inde antique, sophistiquée et opulente jusqu'à l'ivresse, qui prodiguait de tels produits de luxe. Ici, de gigantesques sculptures en relief donnaient sur le port où, selon un poète du XVIIe siècle, "les navires jetaient l'ancre, ployant sous la charge des richesses au point de se briser, avec des éléphants aux grandes trompes et des montagnes de pierres précieuses de neuf variétés différentes". Les sculptures couvrent le versant d'une colline: sur la droite se trouvent deux énormes éléphants, balançant leurs trompes; tout près, d'héroïques guerriers et des sages en méditation se tiennent droits sous des envolées de dieux et de déesses, d'idoles, de nymphes et de dryades. C'est une ambiance d'heureuse légèreté qui est à l'oeuvre: on joue de la flûte, on danse, et les apsaras, esprits divins et déesses de la fertilité, murmurent de tendres riens à l'oreille de leurs époux.

Ce fut le roi Mahendra qui passa commande de ces sculptures. Il fut souverain de la dynastie des Pallava et régna de 590 à 630 après Jésus Christ (La dynastie elle-même fut au pouvoir entre les VIe et XVIIIe siècles). Se flattant des titres de Vicitracitta (L'Esprit Curieux) et de Mattavilasa (Enivré de plaisir), Mahendra était un poète et dramaturge éclectique ainsi qu'un esthète et sensualiste novateur. Il a écrit deux traités, aujourd'hui perdus, sur la peinture et la musique de l'Inde méridionale et plusieurs pièces de théâtre -- dont l'une, une farce satirique cynique et raffinée intitulée La Courtisane enivrée, raconte l'histoire d'un adorateur de Shiva alcoolique et de sa courtisane, qui se disputent avec un moine bouddhiste éméché, au sujet d'une coupe de vin abandonnée au devant d'une taverne. Aujourd'hui encore, cette farce est régulièrement jouée dans le Sud de l'Inde.

Le même esprit badin qui se devine dans les pièces de théâtre de Mahendra, peut s'observer dans les sculptures dynastiques commandées dans l'arrière-pays près de Mamallapuram, à la capitale pallava de Kanchipuram: ici l'on voit les dames de la cour qui vont à dos d'éléphants sous des ombrelles écarlates; des messagers qui arrivent à bout de souffle dans des vestibules combles de courtisans; des ambassadeurs chinois qui sollicitent la paix. Des ascètes décharnés examinent les présages; des monarques déchus s'enfuient vers l'exil pour échapper aux flèches tirées par les archers des chars pallava; les courtisans et les danseuses festoient.

C'est un monde où la frontière entre le divin et l'humain demeure ténue. Vishnu, Brahma et surtout Shiva apparaissent de temps à autres pour prodiguer des conseils à la cour des Pallava et intervenir dans leurs batailles. Des images de la sainte famille du Seigneur Shiva font écho à celles de la dynastie des Pallava: seul le nombre de bras et de têtes les distingue l'une de l'autre. Reines, courtisanes et déesses sont représentées de la même façon, insouciantes et sensuelles: les seins nus, elles attisent le désir des hommes, se tenant sur la pointe des pieds pour les embrasser, leurs mains posées sur les hanches de manière provocatrice.

C'est ce mélange caractéristique de sensualité raffinée et d'intense spiritualité qui est sans doute l'aspect le plus saisissant de la sculpture de l'Inde méridionale, comme on a pu le voir l'an passé lors de l'exposition exceptionnelle de bronzes à la Royal Academy of Arts de Londres. L'art de mouler de tels bronzes semble avoir débuté au VIIIe siècle à la cour des Pallava, mais ce furent leurs vainqueurs, les empereurs Chola de Tanjore, qui parrainèrent les sculpteurs dont l'art atteignit à la plus grande perfection. À la fin de la construction de leur grand temple dynastique à Tanjore en 1010, les Chola ornèrent leur nouvel édifice d'au moins soixante images de divinités en bronze. L'exposition, sobrement intitulée Chola, est bien l'une des plus sensuelles que la Royal Academy ait jamais organisées. Saisies dans un mouvement souple et exquis, ces divinités de bronze méditatives, aux postures rituelles, reposent muettes sur leurs socles. Pourtant de leurs mains elles parlent doucement à leurs adeptes au moyen de lalingua franca des mudras, gestes de la danse d'Inde méridionale: elles promettent bénédictions, protection, mais surtout mariage, fertilité et fécondité. Dans l'art occidental, peu de sculpteurs -- sauf peut-être Donatello ou Rodin -- ont réussi à évoquer une telle sensualité ni à célébrer la divine beauté du corps humain de façon aussi spectaculaire que les auteurs des bronze Pallava et Chola. Les corps quasi nus des dieux et des saints sont sculptés avec une précision et une pureté surprenantes; avec des moyens pourtant modestes et limités, les sculpteurs mettent en valeur leur joies et leurs plaisirs, et leur appréciation réciproque de la beauté des uns et des autres.

Il y a quelque chose de merveilleusement franc et direct chez ces dieux incarnant le désir humain. Le Seigneur Shiva étend le bras et touche tendrement les seins de son épouse, Uma-Parvati, une manière contenue typiquement chola de faire allusion aux immenses pouvoirs érotiques d'un dieu incarnant la fertilité mâle. Ailleurs, la sculpture hindou peut souvent être érotique, de façon explicite et sans la moindre gêne, comme l'est également une bonne partie de la poésie hindoue antique: le poème de Kalidasa, La Naissance de Kumara, contient un chant entier de quatre-vingt onze vers intitulé La Description du Plaisir de Uma, décrivant de façon très crue les rapports sexuels du couple divin. La même chose est vraie d'une bonne partie de la poésie profane de l'époque:

    Ses bras ont la beauté / D'un bambou qui se balance doucement. / Ses yeux débordent de paix. / Elle a le regard perdu, / Il est difficile de la rejoindre / Au lieu où elle est. / Mon coeur s'affole / Et bat la chamade / Tel un laboureur et son unique boeuf / Sur une terre toute mouillée / Et prête à ensemencer.

Mais avec l'art des Chola, la nature sexuelle des dieux est fortement suggérée plutôt que directement formulée dans l'extraordinaire rythme déhanché et dansant de ces éternelles silhouettes immobiles, au buste cambré et aux bras fins. Ceci n'est pas seulement une interprétation moderne: les adeptes contemporains de l'époque chola, qui voyaient des images des dieux ravis par la beauté de leurs épouses, ont apposé des graffitis priant les divinités de transmettre à leurs disciples l'extase sensuelle dont ils font l'expérience. On a des raisons de penser que de vraies reines chola furent les modèles de quelques unes de ces images de déesses, de plus un gracieux physique et des prouesses sexuelles semblent avoir été considérés parmi les Chola non pas comme une affaire privée mais comme les attributs fondamentaux et admirés d'un chef. Lorsque la dynastie fut établie pour la première fois à Tanjore en 862 de notre ère, la déclaration officielle compara la conquête de la ville aux ébats amoureux du monarque: "Lui, lumière de la lignée solaire, prit possession (de la ville)... de la même façon qu'il saisirait la main de sa propre femme aux beaux yeux, une gracieuse chevelure bouclée, une étoffe couvrant son corps, dans le but de se délasser avec elle."

Comme l'indique cette inscription, la sexualité en Inde a traditionnellement été considérée comme l'objet d'un questionnement légitime et subtil. On estimait qu'elle était une partie essentielle des études sur l'esthétique: srngararasa -- le parfum érotique -- n'étant rien de moins que l'un des neuf rasas constituant le système esthétique hindou. Si la tradition judéo-chrétienne ouvre son mythe des origines par la création de la lumière, les plus anciens textes sacrés de la tradition hindoue, compilés dans le Rig Veda, débutent par la création de Kama, le désir sexuel: au commencement était le désir, puis le désir était avec Dieu et le désir était Dieu. Dans la vision hindoue du monde, l'assouvissement de kama demeure l'un des trois buts fondamentaux de l'existence humaine, outre le Dharma -- devoir ou religion -- et l'Artha -- la création de richesse.

Les sculptures explicitement érotiques qui couvrent les murs de temples, tels ceux de Khajuraho et de Konarak dans le centre et l'Est de l'Inde, ainsi que la longue tradition littéraire indienne de poésie érotique pieuse, peuvent être interprétées à un certain degré comme des métaphores de l'aspiration de l'âme au divin et celle des fidèles à Dieu. Pour autant, il est clair que de tels poèmes et sculptures sont également l'expression directe du plaisir de la vie, de l'amour et du sexe. En Inde précoloniale, le pieux, le métaphysique et le sexuel n'étaient pas du tout perçus comme incompatibles; au contraire, les trois étaient étroitement liés. Comme le dit le poète et traducteur du XXe siècle A.K. Ramanujan: "La poésie pieuse d'Inde méridionale a été imprégnée de thèmes et d'images érotiques (...). Dieu apparaît souvent comme amant (...) [représentant] la filiation littéraire entre dévotion mystique et discours érotique (...). Les fidèles (...) chantent [pour leur dieu] avec toute l'intensité émotionnelle et sensuelle qui caractérise si clairement le monde intime de l'hindouisme médiéval de l'Inde méridionale."

Le récent ouvrage de Daud Ali, La culture de la cour et la vie politique dans l'Inde médiévale, soutient par ailleurs que l'érotique était aussi un élément central dans les pièces de théâtre et les romans de moeurs. "L'amour érotique", écrit-il, "était aussi indiscutablement le thème-clé du vaste corpus littéraire qui nous est parvenu en sanskrit. Il constituait le sujet central de littéralement tous les pièces jouées à la cour, du IVe au VIIe siècle, qui ont survécu, à l'exception d'une seule".

L'Inde antique a élaboré un art sophistiqué et raffiné autour des subtilités de la sexualité, plus connu sous le nom de Kamasutra, l'ouvrage majeur sur l'amour dans la littérature sanskrit. Il n'a pas son égal; pourtant il a toujours existé une forte tension au sein de l'hindouisme entre l'ascétique et le sensuel. Le poète Bhartrihari, qui vécut probablement au IIIe siècle après Jésus Christ, à l'époque de la rédaction du Kamasutra, n'hésita pas moins de sept fois à faire son choix entre les rigueurs de la vie monastique et l'abandon au sensualisme. "Il y a deux voies" écrivit-il sans ambages: "La dévotion religieuse des sages, qui est enchanteresse car elle regorge du nectar de la connaissance de la vérité" et "l'initiative lubrique de caresser de la paume de la main cette partie intime entre les cuisses d'une femme aux belles jambes, de s'adonner à l'amour d'une femme à la poitrine et aux cuisses généreuses." [...] "Dites-nous de façon décisive laquelle de ces voies nous devrions nous appliquer à suivre" demanda-t-il dans le Shringarashataka. "Les versants escarpés des montagnes sauvages ? Ou les formes d'une femme surabondant en passion ?".

Si les poètes ont longtemps trouvé un intérêt à l'érotique de l'Inde antique, les historiens de l'Asie du Sud ont eu tendance jusqu'à une période récente à éviter de confronter cet "éléphant" parmi la "porcelaine" du salon indien antique. La première édition érudite du Kamasutra est parue en 2002 seulement. Elle résulte du travail de la grande sanskritiste américaine Wendy Doniger et a contribué à promouvoir la publication d'une étude sérieuse d'un ouvrage qui a longtemps été relégué au placard, dans des éditions illustrées douteuses et sordides. Le Kamasutra de Doniger s'est avéré être une révélation, montrant que le texte était central à la compréhension de la société indienne antique. Le Kamasutra ne concernait pas seulement des positions sexuelles acrobatiques comme beaucoup l'avait présumé; c'était au contraire un guide raffiné à travers le labyrinthe des relations sociales de l'Inde antique, destiné à l'amant courtois, et comme le dit Doniger: "un art de vivre -- de trouver un partenaire, de conserver le pouvoir dans le mariage, de commettre l'adultère, de vivre avec ou en tant que courtisane, de faire usage de drogues -- et également des positions lors des rapports sexuels." Bien entendu, au sujet des techniques sexuelles, le Kamasutra reconnaît les limites d'un apprentissage livresque: "les coups ou les gémissements ne fournissent guère matière à faire l'objet de listes ou de sommaires". "Car lorsque la roue de l'extase sexuelle est sur sa lancée, il n'y a plus aucun manuel, ni plan qui vaillent". Compilation d'un ensemble d'anciens manuels réalisée par un vieux roué nommé Vatsyayana, aux environs du IIIe siècle après Jésus Christ, probablement à Pataliputra, la grande ville sur le Gange près de l'actuelle Patna, le Kamasutra était destiné à la classe des courtisans urbaine et cosmopolite, et pensé comme un guide de la vie, de la sensibilité, des humeurs et de l'expérience du plaisir, "non seulement sexuel" écrit Doniger, "mais plus largement sensuel, incluant la musique, la gastronomie, les parfums, etc.". Récemment, le Kamasutra a fait l'objet d'une élégante monographie que nous devons à James McConnachie. Son Livre de l'amour, l'Histoire du Kamasutra ne raconte pas seulement comment et à quel endroit le livre a été composé, mais offre également une attrayante image de la société dans laquelle il a été écrit, tout en retracant le destin du livre depuis l'Inde antique jusqu'à nos jours, en passant par sa traduction par le notoire explorateur victorien Richard Burton.

Comme l'établit McConnachie, le Kamasutra était sous beaucoup d'aspects un acte de résistance contre un mouvement de puritanisme ascétique grandissant, hindouiste et bouddhiste, qui commençait à questionner le mode de vie libertin des Nagarikas, ces jeunes hommes urbains du IIIe siècle, à qui le texte était destiné. De tels Nagarikas polygames et hédonistes ressembleraient en quelque sorte à des personnages d'un Sex and the City, version Inde antique. Ils "avaient un penchant pour les mondanités et considéraient le jeu comme leur unique préoccupation", écrit Vatsyayana. Un tel homme, écrit-il, choisit de vivre dans une ville "où il y a des gens cultivés" ou "dans tout endroit où il doit s'établir pour gagner sa vie". Il crée le foyer parfait, "dans une maison au bord de l'eau, avec un verger, le quartier des serviteurs à l'écart, et deux chambres à coucher". L'une pour dormir. L'autre entièrement dédiée aux ébats sexuels. Il y garde savina (luth indien à cordes pincées) pour en jouer négligeamment, ses instruments à dessin, un livre, des guirlandes de fleurs, un plateau de jeu de dés et des cages à oiseaux. Son lit doit être "peu élevé au centre et très moelleux, avec des oreillers de chaque côté et des draps blancs". Son verger se doit d'accueillir une solide balançoire. Dès le début de l'après-midi, le Nagarika doit se rendre dans le salon d'une courtisane, pour parler art, poésie et femmes. Plus tard, il se doit d'assister à un concert avant de rentrer chez lui pour y attendre son amante. Si elle arrive trempée par la pluie des moussons, il doit courtoisement l'aider à se changer, avant de se retirer avec elle dans la chambre à coucher, parée de fresques, enguirlandée de fleurs et parfumée à l'encens. Danseurs et chanteurs viendront ensuite distraire les amants tandis qu'ils bavardent et s'adonnent au flirt. C'est alors seulement que les musiciens seront congédiés et que les ébats sexuels commenceront.

Le livre se poursuit par la description des soixante-quatre kama-kalas, ou techniques de l'ébat sexuel, pour lesquelles il est devenu célèbre. La maîtrise de ces techniques était considérée comme un accomplissement essentiel pour unnagarika, et au cas où un homme ne les maîtriserait pas, il ne serait pas "très respecté dans les conversations de l'assemblée des lettrés". Comme le fait remarquer McConnachie, dans le monde de Vatsyayana, "les kama-kalas ne sont alors pas de simples outils pour réussir la relation sexuelle, mais ils sont au coeur de ce qui constitue l'homme éduqué". Vatsyayana ouvre son propos en reconnaissant que beaucoup pensent que "les gens ne devraient pas se livrer aux plaisirs, car ils sont un obstacle aussi bien à la religion qu'au pouvoir... Nombreux sont ceux qui sombrent dans l'esclavage de leur désir et sont anéantis". Mais ensuite, il ajoute que la sexualité est un domaine qui ne peut facilement être contrôlé:

    Pour qui est pris dans l'extase sexuelle, / La passion est ce qui fait tout advenir... / Car ainsi qu'un cheval lancé au grand galop, / Aveuglé par l'énergie de sa propre course, / Ne prêtera nulle attention au moindre pieu, / Trou ou fossé sur sa route, / Deux amants ainsi aveuglés par leur passion sexuelle / Livrés aux frottements de la lutte sexuelle, / Sont emportés par leur énergie torride / Et ne prennent aucune garde au danger.

Si le Kamasutra a traditionnellement été la plus célèbre des exportations sexuelles de l'Inde, le "sexe tantrique" l'a suivi de près depuis quelques années. Pourtant, selon David Gordon White, auteur du Baiser du Yogi: Le sexe tantrique dans son contexte sud-asiatique, ce qui passe pour sexualité tantrique en Occident n'a quasiment rien à voir avec son inspiration d'origine dans l'Inde médiévale. D'après White, en "présentant l'histoire complète du Tantrisme comme un culte de l'extase monolithique et unifié, et en présumant que tout ce qui, dans la culture indienne, embrasse l'érotisme est par définition tantrique", les colporteurs occidentaux d'un Tantrisme New Age sont coupables d'avoir dénaturé et de s'être emparés des rituels originaux en fondant "l'art érotique, les techniques de massage, l'Ayurveda et le yoga dans une seule tradition inventée... Le Tantrisme New Age est au Tantrisme médiéval ce que la peinture à la main négative est aux Beaux-Arts. La thèse de White est que les théories sous-jacentes à la conception occidentale répandue sur la sexualité tantrique -- que la passion sexuelle peut être exploitée pour cultiver un état de conscience extatique comparable à la félicité orgasmique -- sont en partie liées aux écrits tardifs du Cachemire sur le sujet; mais elles ont très peu de rapport avec le coeur du corpus tantrique, datant du VIIe siècle, qui est sensiblement différent et de tonalité plus sombre.

À la base du Tantrisme, on trouve l'idée que l'on peut atteindre Dieu en s'opposant aux conventions policées de bon ton, comme celles dont sont adeptes les Nagarikas de Vatsyayana. Tandis que les Hindous orthodoxes croyaient que pureté et vie saine étaient sauvegardés en s'abstenant de viande et d'alcool, en se tenant à l'écart des endroits impurs tels que les lieux de crémation et en évitant les substances souillées comme les fluides corporels, les adeptes du Tantrisme croyaient qu'une des voies vers le Salut réside dans l'inversion de ces restrictions. Ainsi sexualisèrent-ils les rituels religieux par l'ingestion de fluides sexuels qui étaient supposés offrir au fidèle un accès aux pouvoirs surnaturels et occultes des divinités, assurant ainsi à l'initié la victoire sur tous ses ennemis dans ce monde. Les scènes complexes de groupe et de sexe oral, représentées sur les murs des temples érigés par les Chandela Rajputs à Khajaraho pourraient bien être une illustration de tels rituels.

Les adeptes du Tantrisme prenaient comme guide dans ces domaines les grandes déesses tantriques Kali, Tara et Bhairavi, noires de peau, indomptables divinités semblables à des sorcières parées de colliers de crânes humains et servies par des chacals, des furies et des fantômes. Ce sont des divinités féroces, de plein gré hétérodoxes, qui se coupent elle-même la tête, se voient offrir des sacrifices sanglants par leurs adorateurs et qui ont des relations sexuelles avec des cadavres, tout en tirant la langue d'un démon ou en chevauchant d'autres morts juchés sur des bûchers crématoires enflammés. De telles déesses -- qui incarnent ce qui serait normalement considéré comme outrageant ou même répugnant -- sont des contre-exemples qui remettent en question la manière dont devrait être organisé le monde et violent les us et coutumes approuvés par la société -- "allant à contre courant", comme me l'expliquait un jour un adepte tantrique contemporain originaire du Bengale. Les rituels et pratiques du Tantrisme ésotérique -- ou Sadhana -- étaient toujours des secrets gardés par de petits groupes d'initiés. Mais, certainement sous leur forme moderne chez les Bauls du Bengale qui pratiquent encore des rites similaires, ils intègrent des pratiques sexuelles élaborées et ritualisées, parfois de consort avec des femmes en menstruation, accompagnées de l'ingestion de boissons composées de sperme, de sang et de fluides corporels, défiant et subvertissant ainsi tout un ensemble d'orthodoxies et de tabous établis. Les rites tantriques primitifs comprenaient apparemment des sacrifices sanglants sur les lieux de crémation, de manière à nourrir une série de dieux terrifiants. Plus tardivement eut lieu un changement de priorité "vers des pratiques de type érotico-mystiques" impliquant des coïts avec des Yoginis, un groupe de divinités féminines, puissantes et prédatrices "à cheval sur une frontière floue entre le divin et le démoniaque". Les Yogonis, dit-on, exigeaient d'être vénérées et nourries aussi bien par des offrandes de semences sexuelles, que par des sacrifices animaux et humains. Une fois invoquées grâce aux mantras appropriés, les Yoginis s'incarnaient dans des adoratrices femmes avec lesquelles les hommes avaient ensuite des relations sexuelles.

Certains universitaires ont accusé White d'avoir sur-interprété ses sources, mais son oeuvre a le mérite de corriger la tendance parmi les réformateurs puritains de la droite hindoue à nier le fait que le Tantrisme ait un quelconque lien avec la sexualité. Ce qui est certainement vrai, comme le souligne White, c'est que les textes tantriques antiques ne font aucune référence ni au plaisir, ni à la félicité, ni à l'extase: la relation sexuelle intégrée aux rites était moins une fin en soi qu'un moyen de produire les fluides sexuels dont la consommation réside au coeur de ces rituels tantriques effrénés. Le sexe tantrique original, propitiatoire, est clairement éloigné de façon incommensurable de la Modernité et ses lubies de tantra occidental, et de sa glorification de l'aromathérapie et du "coïtus reservatus", décrits par l'écrivain français Michel Houellebecq comme "une combinaison de cahots et de grincements, de vague spiritualité et d'extrême égoisme". Selon White, ce qu'il appelle le "noyau dur" de la tradition tantrique médiévale avait pratiquement disparu de l'Inde autour du XIIIe siècle, sans doute du fait des invasions islamiques qui brisèrent la relation traditionnelle gourou-disciple par laquelle se transmettaient les secrets tantriques.

L'Islam apporta avec lui en Inde un rapport à la sexualité radicalement différent, beaucoup plus proche des positions de la chrétienté orientale -- environnement au sein duquel se développèrent nombre de conceptions islamiques antiques -- qui séparaient l'esprit du corps et le sensuel du métaphysique. Comme dans la pensée chrétienne antique, l'Islam mit l'accent sur la nature peccamineuse de la chair, les dangers de la sexualité et, dans certains cas extrêmes, l'idéalisation de la l'abstinence sexuelle et de la virginité. Dans la littérature iranienne, l'amour est généralement dépeint comme une situation incertaine, douloureuse et dangereuse: dans la grande épopée persane Layla et Majnun, Majnun sombre dans la démence par amour pour Layla, et finit par mourir décharné, affamé et fou.

Étonnamment pourtant, la loi islamique n'a pas tari la longue tradition indienne de l'écrit érotique. Le Kamasutra survécut et permit même, au fur et à mesure du temps, de convertir à une vie de plaisir les dirigeants de l'Inde, ces musulmans puritains. Entre les XVe et XVIIIe siècles, de nombreux écrits hindous classiques sur l'érotisme furent traduits en persan à l'usage des princes et des princesses des cours musulmanes de l'Inde. Dans le même temps, il y eut l'explosion d'un art sensuel débridé et des expérimentations littéraires. C'était l'époque des grandes poètes-courtisanes: à Delhi, à la fin du XVIIIe siècle, la célèbre courtisane Ad Begum paraissait complètement nue lors de ses soirées, mais peinte de manière si subtile que personne ne le remarquait: "Elle pare ses jambes de magnifiques dessins qui à l'imitation de pyjamas au lieu d'en porter véritablement; à la place de boutons de manchettes elle dessine des fleurs à l'encre de Chine exactement comme on peut en voir sur les plus belles étoffes de Rum."

Pendant cette période, un nouvel ensemble de mots et métaphores en Ourdou se développa pour exprimer les désirs du poète: les bras de l'amante étaient comparés aux tiges du lotus, ses cuisses à des hampes de régimes de bananes, ses cheveux tressés au Gange et son rumauli -- un mot qui fut inventé pour décrire la légère ligne de duvet qui descend parfois au milieu du ventre d'une femme, à partir de son nombril -- à la rivière Godavari. Dans cet esprit, le poète musulman Lucknavi Shauq (1783-1871) écrivit une série de masnawis, ou couplets à rimes plates, au sujet de l'amour intitulés Fareb-i-Ishq, ou Les ruses de l'amour. Dans le même temps, les tisserands musulmans s'efforçaient de produire non pas de ces lourdes burqa désormais portées par leurs successeurs sous l'influence du wahhabisme, mais des cholis, ou chemisiers, beaucoup plus transparents et décolletés, à la trame d'une merveilleuse légèreté nommée baft hawa (air tissé), ab-e-rawan (eau courante) et shabnam (rosée du soir).

Des semblables considérations inspirèrent les ateliers de miniaturistes. Dans le Delhi du XVIIIe siècle, l'un des derniers empereurs Moghol, Muhammad Shah II, commanda des miniatures de lui-même faisant l'amour à ses maîtresses, tandis que plus au sud, à Hyderabad, les artistes produisaient des miniatures qui exploitaient l'ancienne veine érotique de l'art indien préislamique et qui concernaient avant tout l'Arcadie des jardins de plaisir et des senteurs. Là, des courtisanes aussi voluptueuses que les Apsaras dénudées -- les magnifiques et paradisiaques nymphes des anciennes sculptures de pierre pallava -- servent des princes couverts de bijoux. De pareilles images seraient inconcevables partout ailleurs dans le monde islamique. D'une manière significative, c'était aussi dans les cours les moins islamisées des sultanats du Deccan dans le centre de l'Inde méridionale que la plupart des travaux de traduction eurent lieu. Là aussi, des auteurs indiens musulmans ajoutèrent de nouvelles études aux rayons érotiques des bibliothèques du palais, telles que les Lazat al-Nissa (Délices des femmes) et le Tadhkirat al-Shahawat (Livre des aphrodisiaques), tous deux largement lus et copiés.

Un livre magnifique sur la culture des cours musulmanes du Deccan, Parfums dans les jardins islamiques de Ali Akbar Husain, décrit comment les cours islamiques du Deccan produisirent des textes qui expliquaient comment planter un jardin de plaisirs avec des plantes stimulant l'érotisme, perçues comme support pour la séduction, ou même encore comment "charger" de parfums appropriés une suite impériale pour prolonger ou accentuer le plaisir sexuel. En plus de disposer des bouquets de tubéreuses et d'autres fleurs très odoriférantes à hauteur variée dans la pièce, l'auteur suggère de brûler de l'encens dérivé de citron et de jasmin, de placer des bouquets dans des vases en verre auprès du lit et de soulever le couvre-lit afin que les draps puissent absorber ce parfum, qui sera "séduisant, revigorant, et voluptueux". En comparaison, les huiles de massage et autres bougies parfumées des boutiques du Body Shop font décidément bien pâle figure.

Ce ne fut donc pas pendant la période islamique que la rupture dramatique se produisit dans la tradition érotique indienne; ce changement s'opéra plutôt pendant la période coloniale avec l'arrivée de missionnaires chrétiens évangélistes au milieu du XIXe siècle. Sous les coups de boutoir des diatribes évangélistes sur "l'immoralité hindoue", une nouvelle génération de réformateurs hindous occidentalisés commença l'analyse critique de ses propres traditions. Un mouvement émergea qui prônait l'interdiction des courtisanes, et chasteté et modestie devinrent les attributs idéaux de la féminité hindoue.

Aujourd'hui, il sévit beaucoup de gêne et une forte dénégation concernant aussi bien le rôle de l'érotisme dans l'hindouisme pré-moderne que l'histoire du raffinement sexuel en Inde. Quand on le pria d'apporter une réponse à la crise grandissante du sida en Inde, le ministre de la santé, issu du parti de la droite nationaliste hindoue "Bharatiya Janata", déclara que "la tradition primitive de chasteté et de fidélité en Inde était plus efficace que l'utilisation du préservatif". Pourtant, il existe à l'heure actuelle des signes avant-coureurs de changement. Si l'on se fie aux sondages des magazines indiens sur les pratiques sexuelles, les moeurs sexuelles commencent à se libérer dans l'Inde moderne, et pas seulement dans les grandes villes: partout, semble-t-il, le sari commence à glisser. Et quelle fut la grande trouvaille des professionnels du marketing indiens quand ils furent contactés pour lancer en Inde une marque de préservatifs censés répondre à cette révolution sexuelle croissante ? La réponse, il ne pouvait pas peut-être en être autrement, fut... Kamasutra.

Copyright © William Dalrymple / republique-des-lettres.fr, Paris, samedi 25 octobre 2008. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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