Michel Houellebecq

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Michel Houellebecq

La publication du second roman de Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, fut le grand événement littéraire en France de l'automne 1998. Avec pour résultat que Houellebecq, qui avait eu un succès culte avec son premier livre Extension du domaine de la lutte, a été successivement dénoncé comme stalinien, raciste, eugéniste et pornographe; il a été taxé d'anti-féministe, d'anti-écologiste et de misanthrope homophobe; il a été fêté par la droite catholique pour ses vues sur l'avortement, attaqué par les lycéens et mis sur liste noire par les enseignants qui, entre autres griefs, ont pris ombrage de voir leur profession dépeinte à travers le sordide rôle du personnage Bruno Clément. La génération soixante-huitarde a été particulièrement mécontente car en dénonçant comme des platitudes ses idéaux d'individualisme et de libre choix, Michel Houellebecq a frappé au coeur de l'Establishment français de gauche. Dans un coup très parisien, il a été mis à la porte de la direction éditoriale de Perpendiculaire, une revue de gauche fondée en 1995. Les médias ont voulu l'interviewer afin qu'il justifie les opinions exprimées dans son livre, procédé qui a été assimilé par Houellebecq à un procès politique. L'embarras, mais aussi le bon coup publicitaire, a touché l'éditeur de Perpendiculaire qui avait également publié Les Particules. L'ouvrage a été propulsé au top des meilleures ventes de l'année, récompensé par le Prix Novembre, et son auteur s'est montré "surpris" d'être ainsi jeté sous les feux de la rampe.

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq est une nouvelle à grande échelle. C'est un ouvrage presque balzacien dans son attention au détail et d'une ambition décourageante dans sa détermination à aborder les "grands thèmes": la chute de l'Occident dans une orgie de consumérisme, le déclin du christianisme, le potentiel du clonage humain et la nature destructrice des valeurs libérales, la permissivité sexuelle des années soixante qui ont, du point de vue de l'auteur, atomisé la société (le titre se réfère à cette idée). Mais autant Les Particules est un puissant tract polémique, autant il est un kaléidoscope intelligemment construit de sauts et de bonds chronologiques. C'est aussi, par endroit, un livre très drôle. À plus d'un titre, l'auteur que Michel Houellebecq rappelle le plus est Céline; comme dans Voyage au bout de la nuit, Houellebecq entrecroise ici des passages de désespoir et d'auto-dérision avec des épisodes de tendresse et de pathos.

La nouvelle commence par un prologue dans lequel on nous dit que l'humanité a récemment subi sa troisième et plus radicale mutation métaphysique après celles impliquées par le christianisme et la science moderne, et que l'un des architectes de cette mutation a été Michel Djerzinski, un biologiste très réputé au moment de sa mort, en lice pour le Prix Nobel. (Les accusations de stalinisme lancé contre Houellebecq ont été provoquée par le choix du nom de Djerzinski -- en fait le nom d'un des accusateurs des procès-spectacle stalinien; Houellebecq a répondu qu'il aimait seulement les noms qui sonnaient polonais et que, de toute façon, Staline a fait une bonne chose en se débarrassant de quelques anarchistes trop remuants).

L'histoire en elle-même commence en juillet 1998, moment où Djerzinski est âgé de quarante ans. Chercheur en biologie moléculaire, il vient juste de donner son congé après quinze années passées au prestigieux Centre National de la Recherche Scientifique à Paris. Il ne donne d'autre explication à ses supérieurs que celle exprimant le besoin de temps "pour penser". Il a peur de la vie et trouve refuge derrière un écran de certitudes positivistes et dans la relecture de l'autobiographie de Heisenberg. Célibataire et indépendant, Michel (qui a perdu sa virginité à trente ans) se sent incapable d'aimer et a peu de libido sexuelle, contrairement à son demi-frère de quarante-deux ans, Bruno, qui est obsédé par le sexe. Bruno enseigne dans un lycée et aspire toujours à devenir écrivain. Aux yeux de Michel, Bruno approche de la crise de la quarantaine (il s'est mis à porter un manteau de cuir et à parler comme un personnage de film à suspens de série B). Michel, lui, souffre de quelque chose de pire, le manque d'envie de vivre.

Leur mère, Janine, vécût à fond les idéaux de la société permissive. Née en 1920, elle grandit en Algérie (où son père était venu travaillé comme ingénieur) et vint à Paris pour compléter ses études; elle dansa le Bebop avec Jean-Paul Sartre (qu'elle trouvait remarquablement moche), eut beaucoup d'amants (elle était très belle) et se maria avec un jeune chirurgien viril qui faisait alors fortune dans le domaine relativement nouveau de la chirurgie plastique (profession qui doit sans doute incarner la superficialité de l'époque). Le couple divorça deux ans après la naissance de Bruno, puis lui et son frère Michel furent largués chez des grands-parents très patients, Janine partant vivre dans une comunauté en Californie. Dans d'éprouvants flashbacks, on constate la négligence qui régnait à la maison et la brutalité à l'école où Bruno et Michel étaient inscrits. Aucun des deux frères, c'est sous-entendu, n'a jamais vraiment récupéré de ces débuts dans la vie.

Des épisodes significatifs de leur vie sont soigneusement reliés à des événements sociaux plus généraux: la souffrance de Bruno à l'école est aggravée par le relâchement délibéré de l'autorité scolaire à la suite des protestations de Mai 68, l'accent étant désormais mis sur l'auto-discipline. Les dates sont également employées dans des juxtapositions ironiques, technique caractéristique du phrasé de Michel Houellebecq ("l'année 1970 vit une extension rapide de la consommation érotique"; dans le paragraphe suivant, on lit que c'était également l'année durant laquelle Michel rencontra son premier amour d'enfance, Annabelle). L'innocente romance de Michel et Annabelle est un des épisodes les plus touchant d'un livre où l'amour -- opposé au sexe -- est largement absent. Cependant, Michel voyait Annabelle se détacher de lui pour le fils d'un des amants californiens de Janine, lequel se voulait une rock-star. Annabelle et Michel ne se rencontreront plus avant de se revoir par hasard lorsqu'ils ont tous deux quarante ans; durant ces années, elle a pris part à des orgies et a eu deux avortements alors que Michel s'est plongé dans la recherche. Leur tentative pour rebâtir ce qu'ils ont perdu est gênée par la froideur émotionnelle de Michel; il ressent de la compassion pour elle mais pas d'amour.

Alors que le placide Michel inspire la pitié, Bruno est un personnage troublant, un véritable pornographe dont les activités sont étayées par d'interminables discours et une sexualité essentiellement consumériste. Les débris de sa vie sont largement cousus ensemble durant les sessions de confessions avec Michel ("J'étais un salaud; je savais que j'étais un salaud") et avec divers psychiatres. On apprend que, adolescent, Bruno avait l'habitude de se masturber secrètement alors qu'il était assis près d'une jolie fillette dans le train qui le ramenait de l'école. Parachuté dans l'appartement bohème de sa mère durant les vacances d'été, pâle et déjà trop gros pour ses dix-huit ans, il se sentait embarrasé et mal à sa place en présence des amants hippies et bronzés de sa mère, et face à l'impatiente insistance de celle-ci à discuter de ses inhibitions sexuelles. La haine que nourrit Bruno pour Janine trouva son expression des années plus tard lorsqu'il lui cracha des insultes à la figure alors qu'elle est couchée sur son lit de mort.

Bruno ne se ménage pas en présentant son catalogue d'iniquités: enseignant quadragénaire dans un lycée de Dijon, au bord du divorce et avec un bébé, dans une quête sexuelle sans espoir, il sort dans les nightclubs lorsqu'il est supposé surveiller leur fils; a d'autres moments, il surfe pour chercher du porno sur Internet (avec pour résultat une facture de téléphone de 14.000 francs qu'il cache à sa femme). Dangereusement attiré par ses élèves adolescentes, il provoque le petit ami noir de l'une d'entre-elles au point de s'attirer des représailles et des railleries. En un moment de jalousie rageuse, il se lance dans un tract raciste envoyé à L'Infini, une revue publiée par Phillippe Sollers, écrivain d'avant-garde à l'époque. Les deux se rencontrent dans un café parisien, Sollers brandit son porte-cigarette (Houellebecq en fait un portrait peu flatteur et insolent); Sollers revient sur sa décision de publier cet article mais Bruno le jette à la poubelle en reconnaissant qu'il s'agissait d'une "absurdité". Cet épisode, qui a nourri l'accusation de racisme contre l'auteur, est clairement conçu pour montrer que Bruno est en train de perdre le sens de la réalité; un incident ultérieur avec une élève le conduit à chercher de l'aide pychologique.

Bruno est près de découvrir l'amour lorsqu'il rencontre Christiane dans un camping nommé le "Lieu du Changement" (nom d'un authentique camp dont le propriétaire a essayé, sans succès, de poursuivre Michel Houellebecq en justice). Ce lieu est géré par d'anciens soixante-huitards, et ses prétentions "Côte Ouest" sont cruellement satirisées: l'atelier de développement personnel, "Dansez votre job"; les panneaux accrochés aux arbres avec la légende "Respect mutuel". Bruno est sans honte quant aux raisons qui le font passer deux semaines dans un environnement dont il méprise l'éthique; comme Christiane, qui a cinquante-cinq ans, mère divorcée d'un garçon d'une dizaine d'année, il est venu là pour le sexe. Pour elle les ravages de la génération de 68 sont évidents sur les femmes qui participent aux ateliers: "En général elles ont fait une analyse, ça les a complètement séchées".

Christiane emmène Bruno dans un implacable voyage de sexe en groupe avec des touristes allemands et d'orgie en boîte de nuit parisienne mal fâmée. Cela paraît d'ailleurs curieusement assez paradoxal que ce livre qui se présente comme une attaque contre la permissivité des années soixante puisse être autant rempli de descriptions aussi lourdement chargées de sexe, mais cela fait sans doute partie de la stratégie de Houellebecq. Et il y a en effet un sombre déterminisme dans le fait que Christiane, comme Annabelle, ne survivra pas à l'histoire (Annabelle meurt d'un cancer, tandis que Christiane se suicide).

Dans la partie finale du roman, on retrouve Michel dans un Centre de Recherche de Génétique à Galway (il y a de belles descriptions du paysage irlandais); sa vie a reçu un nouvel élan à cause d'une théorie révolutionnaire qu'il a développé: convaincu que la race humaine s'est épuisée dans une poursuite de l'individualisme et de la gratification sexuelle, il travaille à un projet de race génétiquement modifiée, de personnalité uniforme et dépourvue de désir sexuel. Son travail, qui est poursuivi après sa mort en 2009, conduit à rien moins que la création, en 2029, d'une race génétiquement contrôlée et finalement à l'extinction de la race humaine. La plupart des critiques littéraires ne sont guère assez qualifiés pour commenter les théories de Houellebecq sur la mutation des gènes, mais il faut relever que l'auteur s'est senti suffisamment en confiance pour envoyer des copies de son livre à des experts dans ce domaine. Il apparaît que l'histoire que nous avons lu aura été écrite par un clone en hommage à l'imparfaite race humaine; la signification du prologue devient ainsi très claire.

Depuis le Roi des Aulnes de Michel Tournier (1970) la fiction française n'avait pas produit de livre à la fois aussi inquiétant et riche en idées que Les particules élémentaires. C'est un roman qui a pour objet de provoquer et d'agacer et n'essaye aucunement de cajoler ses lecteurs. Ecrit dans un style simple, il a des qualités narratives rassurantes et confidentes.

Le premier texte de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, ébauchait déjà quelques uns des thèmes développés dans Les particules élémentaires. L'ouvrage fait écho à la nouvelle d'Albert Camus, L'étranger, notamment dans sa description de la tentative avortée de meurtre sur la plage mais aussi dans son ton acerbe et laconique et dans la torpeur morale de son narrateur, un programmeur informatique de trente ans, sans ambition, déçu, souffrant d'une surcharge d'information inutile, et qui semble ne pas avoir d'amis ou de famille. Séparé de sa petite amie deux ans auparavant, il passe ses week-ends à déprimer doucement et travaille à son "dialogue d'animaux" (intelligente parodie de Sartre lors de sa période philosophique la plus obscure). On a ainsi un sinistre tableau de son environnement de travail, peuplé d'inadaptés qui passent leur temps à régurgiter le jargon bureaucratique ou à échanger des histoires grivoises autour de la machine à café.

Lors d'un voyage d'affaire à Rouen, il est accompagné par un collègue, Tisserand, qui perd son temps en tentatives de plus en plus désespérées pour séduire des jeunes femmes. Une nuit, le narrateur le presse d'exercer la pire revanche possible sur un beau jeune couple qui est en tête-à-tête sur la plage avec la claire intention de faire l'amour. Tisserand les regarde mais recule et se refuse à utiliser le couteau que le narrateur lui a fourni, pour se consoler en se masturbant dans le sable des dunes. Dans la compétition pour le sexe, Tisserand est clairement un perdant; si bien que le narrateur développe une théorie autour de lui: le libéralisme sexuel peut être assimilé au libéralisme économique, les deux créant une compétition inégale et les deux conduisant à "l'extension du domaine de la lutte".

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Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (Éditions Flammarion).

Copyright © Adrian Tahourdin / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 22 septembre 2008. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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