Thierry Foucart

Les régimes fascistes et communistes du XXe siècle ont employé la force et la violence pour réprimer les comportements opposés à leur idéologie totalitaire. Dans les pays démocratiques, c'est un consensus global idéologique auquel chacun doit se conformer. La démarche politique y est plus intrusive que répressive. Elle consiste à convaincre la population du bien-fondé de ce consensus et à agir sur les mentalités en contrôlant l'expression et l'action pour modifier les comportements.

La normalisation.

Par exemple, on a le droit d'être raciste, mais l'expression publique du racisme est interdite: cette restriction de la liberté d'expression a pour objectif de faire disparaître les doctrines racistes pour éliminer ce type de comportement sans qu'il soit nécessaire de l'interdire, de la même façon que la vaccination contre la variole a éradiqué cette maladie contre laquelle il n'y a plus besoin de lutter. Il ne s'agit pas ici bien entendu de défendre des comportements répréhensibles aux yeux de quelqu'un de "normal", mais d'évaluer les conséquences de cette démarche dans le fonctionnement de la société. Le terme "normal" utilisé dans la phrase précédente montre exactement de quoi il s'agit: l'évolution sociale actuelle consiste à imposer la conformité de l'expression au bien moral et à l'action juste pour aboutir à la normalité du comportement.

L'impossibilité d'imposer un comportement considéré comme normal est contournée dans certains cas par la normalisation de comportements jugés auparavant comme anormaux. L'exemple de l'homosexualité est à cet égard typique. Son interdiction légale dans les pays démocratiques est impossible parce qu'elle serait en contradiction avec les libertés individuelles. La solution pour les sociétés occidentales a donc consisté à l'intégrer dans la normalité, à la considérer comme un comportement sexuel ordinaire, faisant ainsi disparaître sa marginalité. Inversement, lorsque l'intégration dans la normalité de comportements considérés initialement comme anormaux présenterait un caractère dangereux pour la société, une politique répressive est mise en place: c'est le cas de la pédophilie, soumise à des peines de plus en plus sévères puisque l'intégrer dans la normalité mettrait en danger de nombreux enfants. La répression de comportements dangereux pour la société comme le précédent est évidemment une nécessité sociale, mais risque elle-même d'être dangereuse suivant la conception que l'on se fait de ce danger: le terrorisme a conduit certains pays occidentaux comme le Royaume-Uni et les États-Unis à voter des lois protectrices mais liberticides, pouvant se retourner contre ceux qu'elles sont censées protéger.

Lorsqu'une société est fondée sur des critères religieux ou simplement moraux, tout comportement individuel qui leur est opposé peut être considéré comme dangereux. Ainsi, l'apostasie dans les pays islamiques est considérée comme dangereuse parce qu'elle s'oppose au pouvoir politique fondé sur l'Islam; elle est donc interdite, bien qu'elle ne puisse faire de mal à personne. De même, la contestation des régimes totalitaires du XXe siècle était considérée comme dangereuse puisqu'en montrant leur réalité, elle risquait d'en provoquer la chute: c'est pour cette raison qu'elle était réprimée. L'inceste, la zoophilie et la pornographie sont interdits dans certains pays: c'est la moralité officielle et la cohésion sociale qui sont ici mises en danger. Dans ces exemples, le danger n'est pas un danger physique pour les personnes, violence ou vol, mais pour la structure sociale qu'il déstabilise. La dangerosité des comportements que l'on cherche à réprimer n'est donc pas seulement dirigée contre les autres individus, mais aussi contre le régime politique lorsqu'il se prétend seul responsable devant Dieu ou seul détenteur de la morale: c'est la délinquance politique.

Il est par suite indispensable de préciser ce que l'on entend par "comportement dangereux pour la société" dans le cas des régimes démocratiques au sein desquels, par principe, la délinquance politique n'existe pas. En effet, si les démocraties occidentales, fondées sur les valeurs humanistes, ont été longtemps préservées de l'évolution qu'ont connue les pays totalitaires, elles se sont engagées dans une voie similaire en reconnaissant certaines idéologies comme incontestables. On peut lire par exemple la déclaration suivante: "si l'on n'agit pas simultanément dans la sphère privée pour encourager une répartition plus équilibrée des tâches domestiques et éducatives [...] la parité risque de favoriser les femmes socialement privilégiées...". En considérant la parité sexuelle comme une nécessité absolue, on se place dans une dynamique qui donne à chaque comportement la refusant un caractère contestataire, dangereux. Le contrôle de ces comportements, par l'intrusion du politique dans la sphère privée, apparaît alors nécessaire.

Vérités officielles.

La vérité officielle est unique dans les régimes totalitaires ou religieux: il est facile de s'en écarter, et la répression y est particulièrement sévère.

La liberté dans les démocraties est évidemment plus grande que dans les régimes totalitaires, mais la pluralité des idées présentes dans les régimes démocratiques n'empêche pas un consensus idéologique global de la classe politique. La normalité des idées est assurée dès qu'elles ne s'opposent pas à ce consensus global; étant considérées comme "politiquement correctes", leur expression publique n'est pas interdite. On peut par exemple imaginer un régime imposant à chacun l'idée de Dieu mais laissant libre le choix de la religion: les comportements normaux seraient ceux des croyants, les comportements dangereux ceux des athées. Une discussion sur la nature de Dieu y serait autorisée, mais pas sur son existence. Le contrôle de l'information et de l'expression se manifeste par la censure de facto de ce qui est considéré comme "politiquement incorrect": la démarche est identique à celle des régimes totalitaires mais sa mise en oeuvre non violente par l'État est différente. Par contre, les procédés utilisés par les groupes de pression relèvent parfois de l'intimidation et de l'insulte. Le député Christian Vanneste, dans ses démêlés avec les associations d'homosexuels sur lesquels nous revenons plus loin, en sait quelque chose. Le mouvement des Chiennes de garde est bien connu pour ses positions féministes catégoriques, ses manifestations provocatrices et sa violence verbale. Certaines associations, cachant parfois leurs buts politiques derrière la poursuite du racisme et de l'antisémitisme, se chargent elles-mêmes de dénoncer tout discours qu'elles jugent contraires au consensus. L'influence et la violence de ces groupes de pression créent au sein de la classe politique et des médias une dynamique de groupe craintive qui respecte formellement la liberté d'expression mais en limite de facto l'exercice si les opinions exprimées risquent d'être violemment dénoncées par ces groupuscules, de laisser croire à la complicité du pouvoir en place et de faire perdre des électeurs aux élus ou des lecteurs aux journaux.

Ce genre de réaction à l'expression d'opinions contraires au consensus n'est pas nouveau: on connaît les répliques agressives des intellectuels communistes français (Aragon, Rolland et bien d'autres) à la publication en 1936 de l'ouvrage d'André Gide Retour d'URSS et de sa suite Retouches à mon retour d'URSS, dans lesquels il dénonce les mensonges du régime soviétique et défend le primat de la vérité. C'est par des manipulations honteuses que le parti communiste français a tenté en 1947 d'empêcher la publication du livre de Kravchenko J'ai choisi la liberté, dans lequel l'auteur explique le désastre soviétique. Dans une préface de son roman La ferme des animaux, publié à la même époque, George Orwell proteste contre le rejet par les éditeurs de son manuscrit très critique envers les communistes et écrit: "Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d'idées que les bien-pensants sont supposés partager et ne jamais remettre en question". D'autres auteurs contemporains, comme Régis Debray, dénoncent le consensus actuel établi par l'intrication des médias et des pouvoirs.

Malgré la chute de l'URSS et de ses pays satellites, le positivisme réapparaît renforcé par les développements scientifiques actuels en particulier en informatique et en génétique. Il fait croire que la science et les technologies permettent d'organiser la société plus efficacement que le jeu des libertés individuelles, et fait naître la recherche d'un idéal social et humain, collectif et individuel, fondé sur un modèle scientifique de justice sociale et de moralité publique. Cette recherche a plus ou moins abouti à des "vérités" concernant les relations entre hommes et femmes, l'éducation des enfants, les religions et la laïcité, le racisme et la xénophobie, le droit d'ingérence, la démocratie, le rôle des parents, le mariage, la sexualité, l'avortement, dont l'ensemble constitue le consensus idéologique global actuel. Ce consensus n'est pas nécessairement cohérent et peut contenir des opinions contradictoires, mais il est uni dans l'opposition. Le libéralisme est par exemple refusé par toutes les tendances, même par le parti gaulliste actuellement au pouvoir. La peine de mort n'est pas acceptable, bien qu'une partie non négligeable de la population lui soit vraisemblablement favorable. Le Front National est unanimement rejeté, malgré ses 10% d'électeurs environ, tandis que les partis d'extrême gauche sont fréquentables malgré leur marginalité.

Le contrôle de l'action par celui de la pensée.

Dans ce consensus global, l'égalité prime sur la liberté. Il s'agit de l'égalité réelle, matérielle et non de l'égalité des droits considérée comme insuffisante au regard des enquêtes statistiques qui montrent des différences de richesse importantes. La France vient d'ailleurs de compléter ses lois pour se conformer aux directives européennes contre les discriminations.

Ces lois sont une entrave à la liberté d'action au sein des entreprises sommées de justifier une promotion par un argumentaire objectif, explicite et évidemment conforme à la législation, au détriment de l'efficacité: comment justifier la préférence d'un blanc à un noir comme chef d'équipe par le racisme des gens de l'équipe ? D'enfants du personnel d'une entreprise pour remplacer les salariés en vacances ? Elles encadrent de plus en plus l'activité humaine, en s'appliquant aux particuliers: la location d'un logement par un propriétaire individuel, le recrutement d'une femme de ménage ou d'une gardienne d'enfant sont soumises aux mêmes lois. Elles génèrent inévitablement des contournements, des protestations de ceux qui subissent ces contraintes d'autant plus que les minorités qui se prétendent discriminées n'hésitent pas elles-mêmes à pratiquer des discriminations. L'incompréhension qu'elles suscitent au sein de la population concernée (commerçants, bailleurs, employeurs, etc.) est accentuée lorsqu'elles concernent le domaine privé ou qu'elles créent des difficultés supplémentaires dans les activités professionnelles, et génère des comportements dangereux puisqu'en agissant contre l'idéal égalitaire, ces comportements dénient le consensus global.

La démocratie est fondée sur l'acceptation libre par le citoyen d'une privation de liberté. Les contestations des lois précédentes montrent que ce n'est pas le cas, qu'il y a une contradiction entre le régime démocratique et ces lois. Pour faire disparaître cette dernière, la solution appliquée actuellement consiste à persuader la population de leur bien-fondé. En l'absence de personnalité charismatique, la persuasion est fondée sur le débat démocratique et la confrontation des arguments des uns et des autres. Le principe d'égalité implique normalement pour chaque participant la possibilité de se tromper et de le reconnaître, ou de rester sur un désaccord: ce dernier dénouement est inacceptable pour ceux qui, convaincus de leur vérité, veulent l'imposer. Les régimes politiques ayant le pouvoir sur l'information et sur la liberté d'expression, c'est en l'utilisant qu'ils peuvent convaincre du bien-fondé des idéologies du consensus global: il suffit d'empêcher l'expression d'arguments contraires au consensus pour biaiser les débats. C'est en contrôlant l'information que l'on peut provoquer l'adhésion au consensus de façon que les comportements lui soient conformes sans qu'il soit nécessaire de mener une politique répressive contraire aux libertés individuelles, de même que c'est par ce contrôle, établi dès l'enfance, que les institutions transmettent les valeurs fondamentales de la société et que les religions se perpétuent sans s'opposer aux libertés individuelles.

Les premières lois modernes restreignant la liberté d'expression datent d'après la seconde guerre mondiale. Pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme et éviter la réapparition des atrocités de la seconde guerre mondiale, il a été décidé de limiter la liberté d'expression garantie par la loi de 1881 en amendant cette dernière (loi Pleven, 1972): les injures racistes et antisémites adressées à un individu sont considérées comme des incitations à la haine raciale et particulièrement réprimées. La contestation du génocide des juifs a été aussi considérée comme un argument antisémite: la France et d'autres pays de l'Union européenne interdisent la contestation des génocides commis par les nazis pendant la seconde guerre mondiale (en France la loi Gayssot, 1990). Depuis, bien d'autres lois ont été votées: la contestation de tout "génocide" ou "crime contre l'humanité" reconnu par le pouvoir politique est interdite. Il existe donc une liste d'événements que chacun est obligé de reconnaître pour vrais, incontestables, qui ne doivent pas être débattus publiquement.

La restriction de la liberté d'expression considérée comme nécessaire pour assurer un fonctionnement politiquement correct de l'État s'est largement accentuée ces dernières années. L'égalité réelle supposée entre les individus conduit à dénier les différences entre les peuples, entre les minorités, entre les types de comportements. Toute différence est maintenant considérée comme une injustice. L'individu ne peut plus exprimer publiquement son échelle de valeurs, même sous une forme générale, même sans mettre en cause les individus. On ne peut plus critiquer un comportement en tant que tel: le député Christian Vanneste a été condamné pour avoir soutenu publiquement que l'homosexualité est un comportement sexuel "inférieur" à l'hétérosexualité, en contradiction avec le consensus imposant ce comportement comme normal.

L'injure publique, la diffamation et la discrimination, qui concernaient autrefois des individus, n'ont plus le même sens: ce sont des communautés entières, et non les personnes concernées, qui sont insultées, diffamées et victimes de discriminations. Traiter quelqu'un de "sale Arabe" est devenu une incitation à la haine raciale et donc une insulte adressée à tous les Arabes. Dans la version du 30 décembre 2004 de la loi sur la liberté d'expression, les injures sexistes et homophobes sont assimilées aux injures racistes, et leurs auteurs s'exposent à des peines renforcées.

Contradictions et dérives.

L'expression d'opinions contraires au consensus global étant de moins en moins libre, c'est par l'analyse des conséquences de la répression que l'on peut le critiquer. On trouve effectivement de nombreuses contradictions et dérives.

La principale contradiction est la suivante: en condamnant l'expression d'idées dangereuses, on se prive de l'argumentation qui montre justement leur dangerosité. Doit-on critiquer Mein Kampf sans mettre le texte à la disposition des lecteurs ? Comment justifier l'interdiction du livre de Roger Garaudy, Les mythes fondateurs de la politique israélienne, si on en empêche la lecture ? Certaines personnalités défendent la réintroduction des auteurs classiques dans l'enseignement de la littérature française au lycée: va-t-on censurer leurs oeuvres ? Doit-on cacher l'antisémitisme de Gustave Flaubert et de bien d'autres écrivains et artistes de son époque ? L'anticléricalisme de Voltaire ? Les passages racistes et les appels aux meurtres et aux génocides des livres saints ? Va-t-on condamner ceux qui les citent? Comment développer chez les jeunes l'esprit critique, la liberté d'expression et la tolérance en pratiquant une démarche inverse ?

En outre, il faut bien que quelqu'un ait lu ces livres. En s'arrogeant la responsabilité de vérifier la nature "politiquement correcte" d'un texte, les intellectuels médiatisés qui ont osé écrire qu'"il est urgent de dire clairement que les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n'ont, comme telles, pas droit à l'expression" (Le Monde du 25 mai 2000) se prétendent supérieurs aux autres et contredisent l'idéologie égalitaire dont ils participent. Cette contradiction dans l'idéal égalitaire aboutit à la création d'une sorte de clergé qui s'investit lui-même du rôle de choisir les textes à mettre à l'Index.

Si l'on comprend bien le jugement condamnant le député Vanneste, un imam ou un curé ne peut plus condamner moralement l'homosexualité interdite par sa religion, à moins que la position de député impose une limitation de l'expression, ce qui serait un comble. En toute logique, on ne peut pas sortir de cette contradiction interne, qui consiste à condamner quelqu'un qui qualifie un "faible" de "faible", un marginal de marginal, un Arabe d'Arabe, un homosexuel d'homosexuel, un juif de juif: la condamnation confirme qu'il s'agit bien d'une insulte, puisque qualifier un blanc de blanc ou un hétérosexuel d'hétérosexuel n'est pas condamnable. Cette affaire présente bien d'autres contradictions: le discours tenu en public par le député condamné reprend quasiment mot pour mot son argumentation présentée à l'Assemblée: doit-on censurer le Journal Officiel qui publie les débats et les quotidiens et revues qui les citent ?

Le procès qui a opposé l'historien américain Bernard Lewis à des associations arméniennes à la suite de son interview dans Le Monde du 16 novembre 1993 est un cas riche d'enseignements. Le juge condamne l'historien pour son manque d'objectivité dans ses conclusions sur les massacres des Arméniens par les Turcs au début du XXe siècle.

En lui reprochant son silence sur une résolution du Parlement européen, sur des décisions de l'ONU et sur les conclusions du Tribunal Permanent des Peuples (TPP), il reconnaît une autorité scientifique à des organismes politiques qui n'a aucun fondement. Le TPP est lui-même de nature politique, même s'il est constitué "d'éminentes personnalités internationales", en réalité toutes de culture occidentale, très médiatisées, et qui se donnent à elles-mêmes leur autorité. Le TPP est en fin de compte l'instance suprême de ce que Régis Debray appelle le "clergé".

Le jugement revient à imposer un contenu rédactionnel "objectif" aux entretiens publiés par les journaux grand public. Le juge doit-il apprécier l'objectivité des entretiens publiés dans des journaux d'opinion tels que L'Humanité ? Ce qui n'est pas supporté est en réalité le fait que l'historien utilise sa notoriété à des fins politiques contraires au consensus global. C'est pourtant cette notoriété qu'exploitent les membres du TPP, et tous les intellectuels connus qui signent des pétitions politiques; mais en restant au sein du consensus, ils ne s'exposent pas à la vindicte du "clergé", ils affirment au contraire leur adhésion.

En outre, c'est une argumentation qui se retourne: le juge aurait dû vérifier que les "éminentes personnalités internationales" du TPP ont fait état des travaux de Bernard Lewis ou d'autres historiens tels que Gilles Veinstein niant le caractère génocidaire du massacre des Arméniens. Dans le cas contraire, la Turquie, par l'intermédiaire d'associations de Turcs en France éventuellement créées à cet effet, serait alors en droit de réclamer réparation, en se fondant sur l'argumentation même qui a conduit le juge à condamner Bernard Lewis.

La condamnation du vice-président du Front National Bruno Gollnisch, du 28 février 2008, pour contestation de l'existence de crimes contre l'humanité est elle aussi caractéristique des dérives des lois mémorielles.

Gollnisch a déclaré au cours d'une conférence de presse qu'il "ne nie pas l'existence de chambres à gaz homicides, mais...". La condamnation est fondée sur le sens de ces propos caché "derrière un habillage feutré et subtil", dont "l'essentiel se trouve derrière le mais", et sur le fait que "la contestation entre dans les prévisions de la loi, même si elle est présentée sous une forme déguisée, ou dubitative ou par voie d'insinuation.". On va bientôt considérer que si Gollnisch déclare reconnaître pour "vraies sans discussion possible" toutes les conclusions du tribunal de Nüremberg, c'est parce qu'il y est obligé comme le montre l'expression "sans discussion possible", et donc qu'il est coupable !

Ses déclarations sont des réponses à une série de questions, à une forme de harcèlement, à une provocation. En tentant de toute évidence d'amener Gollnisch à la faute, les journalistes ont joué le rôle peu glorieux de l'inquisiteur dans les procès de triste mémoire. Leur rôle est certes de publier les déclarations des responsables politiques, mais il n'est pas de provoquer un débat interdit. Par leurs questions répétitives et suivant le raisonnement même du juge, ils se sont rendus coupables de contestation "interrogative". Mais ils bénéficient de la protection du consensus global qu'ils défendent, dont au contraire Gollnisch est l'ennemi.

Cette condamnation de Bruno Gollnisch n'a pas été autant critiquée que celle d'Edgar Morin , Danièle Sallenave et Sami Naïr pour diffamation raciale (jugement de la cour d'appel de Versailles du 27 mai 2005). Il ne bénéficie pas en effet de la même faveur, qui fait écrire à l'Union juive française pour la paix que cette condamnation est "scandaleuse parce que l'on ne peut imaginer que les trois auteurs du texte condamné, publié dans Le Monde du 4 juin 2002 sous le titre 'Israël-Palestine: le cancer', puissent être suspectés d'antisémitisme" et au journal La République des Lettres du 29 juin 2005 qui la considère comme "un incroyable et flagrant déni de justice rendu à la suite de poursuites engagées par les associations sionistes France-Israël et Avocats sans frontières et la pression d'une communauté juive française qui voit de l'antisémitisme partout, y compris dans les propos de ses intellectuels d'identité juive les plus érudits et les plus humanistes". Il s'agirait donc de juger en fonction de la réputation des gens, de leur "identité juive" et de leur culture et non en fonction de ce qu'ils disent ou de ce qu'ils font.

Pierre Tévanian justifie ces lois mémorielles par le "devoir de mémoire": "Si les tribunaux sont incapables de voir l'incitation à la haine raciale quand elle est présente, alors on peut estimer, d'un point de vue pragmatique, qu'il est utile qu'une loi comme la loi Gayssot vienne leur ouvrir les yeux en sanctionnant tout discours remettant en doute l'existence d'un génocide ou d'un crime contre l'humanité dont l'existence et la qualification sont établies". Cette argumentation revient à nier le rôle des tribunaux, seuls habilités à décider la présence ou non d'une incitation à la haine raciale, et des historiens à qui revient justement la tâche d'établir le caractère génocidaire ou non des massacres. Qui autorise Pierre Tévanian à imposer aux autres un devoir de mémoire, et à donner au Parlement un rôle de directeur de conscience ? C'est la séparation des pouvoirs à laquelle il veut mettre fin.

La conciliation de la liberté et de l'égalité.

La volonté d'imposer une idéologie quelle qu'elle soit est de toute évidence inconciliable avec la liberté individuelle, mais inversement, l'homme ne pouvant vivre qu'en société, cette liberté ne peut exister que dans un cadre fixé. Les procès de Galilée, Copernic et autres savants de l'époque s'expliquent par la diffusion de leurs découvertes qui déstabilisaient les croyances; Spinoza lui-même justifiait les limites de la diffusion de certaines de ses idées par la nécessité d'éviter des troubles sociaux. Les moyens modernes de communication enlèvent toute barrière, et chacun peut interpréter à sa guise l'immense information à sa disposition sans l'exégèse d'un spécialiste. Le problème se pose donc de fixer des règles permettant la diffusion du savoir en préservant la paix sociale.

Il n'y a pas plus de délit d'opinion que de direction de conscience. Cependant, il existe des actes dont l'interdiction est indispensable aux yeux de tous à la vie en société: ce sont ceux qui provoquent une souffrance physique ou un préjudice matériel. C'est l'action qui crée le préjudice, pas le fantasme; c'est le viol qui est interdit, pas la perversion. Il ne devrait pas exister de délit d'incitation à la haine raciale: la haine raciale n'est pas un crime. Par contre l'incitation à la violence raciale, c'est l'incitation à un crime, une forme de complicité. Les seules idées dont l'expression publique pourrait être suivie d'une condamnation sont celles qui incitent à agir et non à penser.

La publication de textes négationnistes ne rentre dans cette catégorie que dans la mesure où elle est considérée comme une incitation à la violence. C'est cet argument qui justifie la loi Gayssot: il s'agit d'éviter la renaissance des violences antisémites qui ont eu lieu dans un passé récent en France même. Ce n'est pas pour imposer la vérité que ce débat est interdit, c'est pour éviter les troubles qu'il ferait naître dans une population traumatisée par les génocides de la seconde guerre mondiale: on ne jette pas d'huile sur le feu. Le moment viendra où cette loi n'aura plus de raison d'être.

Les autres lois limitant la liberté d'expression ne sont pas de même nature: l'esclavage a disparu depuis longtemps des pays démocratiques et ne risque pas de réapparaître, ni le génocide arménien de se produire en France, pas plus que le génocide ukrainien dont la reconnaissance est en cours de discussion au Parlement français. Il n'est évidemment pas question de revenir sur l'indépendance des anciennes colonies. Considérer l'homosexualité comme "inférieure" à l'hétérosexualité n'est pas une incitation à la violence contre les homosexuels. Il n'y a aucune incitation à un crime ni à un délit dans ces derniers exemples, et donc aucune raison de limiter la liberté d'expression en imposant un discours officiel à leur sujet.

Les lois qui restreignent la liberté d'expression sont toujours intrinsèquement contradictoires et ouvrent la voie à des dérives inquiétantes au plan de l'égalité des droits et de la richesse du débat politique et culturel. Quand une loi est votée, le débat est clos et elle doit être respectée. Mais des lois qui interdisent la poursuite du débat figent la société: la condamnation d'Edgar Morin est à cet égard typique. C'est par la raison, l'esprit critique et le respect des valeurs humanistes que l'on peut éviter de donner de la publicité à des provocations imbéciles dont le seul but est de faire souffrir.

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Notes

1) Jeanne Fagnani, 2001, M.-O. Padis et I. Théry, table ronde "Vie privée, vie professionnelle: l'arbitrage impossible ?" Esprit numéro 3-4, p. 187-202.

2) François Billot, 2008, L'affaire Vanneste, F.X. de Guibert, Paris.

3) Cette préface a été publiée dans le numéro 84 de Commentaire, vol. 21; hiver 1998-1999.

4) Régis Debray, 2000, L'emprise, Gallimard, Paris.

5) En 2000, quelques paragraphes de l'ouvrage La Campagne de France de Renaud Camus, écrivain bien connu dans l'ensemble du monde francophone, lui ont valu d'être violemment accusé de racisme et d'antisémitisme par de nombreux intellectuels français et défendu par d'autres. Le texte édité en fin de compte a été modifié.

6) Nous reprenons ici une expression de Régis Debray (L'emprise, 2000, Gallimard, Paris).

7) Le jugement est disponible sur le site http://www.voltairenet.org/article14133.html.

8) Les textes en italiques sont extraits du jugement. Le soulignement est dans ce jugement.

9) Pierre Tévanian, 2003, "Le génocide arménien et l'enjeu de sa qualification" in L'époque de la disparition II, dir. A. Brossat et J.-L. Déotte, L'Harmattan, Paris.

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Noël Blandin / La République des Lettres
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