Tariq Ramadan

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Muhammad, Vie du Prophète. Enseignements spirituels et contemporains par Tariq Ramadan (Éditions Presses du Châtelet)

Les musulmans d'Occident et l'avenir de l'Islam par Tariq Ramadan (Éditions Sindbad / Actes-Sud)

Le face à face des civilisations : Quel projet pour quelle modernité ? par Tariq Ramadan (Éditions Tawhid)

Le Coran par Yusuf Ibram, Mohammed Minta, Tariq Ramadan et Zakaria Seddiki (bilingue français-arabe, Éditions Tawhid).

Personne ne nierait que le Prophète Mohammed est l'un des hommes les plus influents de l'histoire humaine. Parmi tous les fondateurs des religions mondiales, il est aussi le plus controversé. Contrairement au Bouddha et au Christ, il ne fonda pas seulement une religion, mais il créa également un État théocratique, avec tout ce que cela entraîne en termes d'ordre moral divinement constitué.

La relation de la vie de Mohammed a une vaste histoire, remplie de problèmes. Le premier des nombreux récits musulmans a été écrit par un certain Ibn Ishaq qui mourut en 767, 135 ans après la mort de Mohammed. À cette époque, l'armée musulmane avait depuis longtemps vaincu l'Empire Perse, arraché la Palestine, la Syrie et l'Égypte aux mains des héritiers de Constantin et de Justinien et avait établi un imperium fragile qui s'étendait de l'Ibérie jusqu'à la vallée de l'Indus. Le prophète arabe, dont la vie exemplaire et la prédication inspiraient ces étonnantes conquêtes, était déjà célèbre et sa biographie est arrivée déjà bien pourvue en ces nombreux détails surnaturels qui ornent les vies d'autres personnages saints.

Le texte du Coran, "discours" ou "récitation", dont on dit qu'il contient les mots exacts dictés par Dieu à Mohammed par l'entremise de l'archange Gabriel, est supposé avoir été fixé par Uthman (644-656), le troisième Calife, ou successeur du pouvoir temporel de Mohammed. Il peut fournir quelques indices sur la biographie de Mohammed, mais il ne s'agit là que d'indices. Le texte n'est pas ordonné chronologiquement et a tendance à être extrêmement allusif et elliptique. Il y a peu de récits étendus comparables à ceux que l'on trouve dans la Bible: les auditeurs de Mohammed étaient évidemment familiarisés avec les matériaux de ses discours, y compris les histoires et les thèmes provenant de la Bible hébraïque et des Midrashim (commentaires bibliques), les récits concernant Jésus semblables à ceux trouvés dans certaines sources gnostiques, ainsi que les histoires sur des prophètes et des sages arabes qui n'apparaissent pas dans la littérature judéo-chrétienne. Les exégètes musulmans -- nombre d'entre eux étaient des perses convertis à l'Islam et culturellement éloignés du milieu bédouin de Mohammed -- ont eu l'inspiration de reconstruire la biographie du Prophète afin de mieux comprendre le texte saint, en particulier les allusions aux évènements de la vie du Prophète et les circonstances des "révélations". En un sens, on peut dire que l'histoire textuelle du Coran se conforme étroitement à la piété musulmane: Mohammed est loin d'être "l'auteur" du Coran, c'est le Coran qui est, dans un sens à la fois littéraire et historique, "l'auteur" de Mohammed.

Les tout premiers savants de cette nouvelle religion (une version rajeunie du monothéisme hébreu, avec des touches midrashiques, chrétiennes, gnostiques et arabes) ont le mérite d'avoir été méticuleux dans l'enregistrement et la documentation des diverses versions des histoires orales qu'ils ont recueillies afin de reconstruire la vie du Prophète. Le processus de canonisation a été remarquablement transparent étant donné les circonstances. Ces savants travaillaient dans des conditions sociales, politiques et culturelles qui différaient radicalement de celles qui prévalaient à l'époque de la vie du Prophète. Chaque tradition, ou hadith, étaient retracée jusqu'à sa source auprès du Prophète ou de ses compagnons, à travers une chaîne de transmission orale dont chaque relais est soigneusement évalué en fonction de sa fiabilité et de son statut éthique.

Bien que quelques érudits modernes aient utilisé les méthodologies des études bibliques pour repérer les failles de la tradition Islamique telle qu'elle a été diffusée, les bastions centraux de la foi restent largement intacts. Les théories révisionnistes qui remettent en question les explications admises (en utilisant des données ou l'absence de données archéologiques, la critique formelle, des données paléographiques, des analyses linguistiques, et d'autres outils de l'érudition professionnelle) ne sont pas encore parvenues à ébranler les fondations de l'Islam de la même manière que la critique textuelle radicale a pu défier les certitudes chrétiennes au cours des XIXe et XXe siècles.

Les récentes biographies du Prophète, et elles sont nombreuses, ont tendance à confirmer les traits généraux de la tradition reçue tout en soulignant les multiples points de vue de la narration. Mohammed commença à prêcher aux alentours de 610 dans sa ville natale de la Mecque, ancien sanctuaire païen où les arabes effectuaient régulièrement des pèlerinages. Ses attaques contre les dieux locaux le firent entrer en conflit avec les dirigeants de la ville et en 622, il dût migrer avec ses disciples vers l'oasis voisine de Yathrib -- connu plus tard sous le nom de Médine, la ville du Prophète -- où il conclut une alliance avec les tribus locales, dont trois étaient juives. Après une série de razzias et de batailles (auxquelles il est fait allusion dans le Coran, mais sans plus de précisions), il a vaincu les polythéistes de la Mecque et a rétabli la véritable adoration du Dieu d'Abraham dans le lieu saint de la Mecque. Les juifs récalcitrants qui refusèrent d'accepter son message furent expulsés de Médine, et dans un cas massacrés à la suite d'accords "déloyaux" avec les ennemis de Mohammed.

En offrant une nouvelle biographie destinée aux lecteurs occidentaux, Tariq Ramadan pénètre un champ déjà empli d'une foule d'excellents livres. Le meilleur reste Mahomet (1961) de l'érudit marxiste Maxime Rodinson. Il présente un portrait convaincant du révolutionnaire religieux qui transforma l'histoire du monde, en utilisant les matériaux culturels dont il disposait à l'époque. Le Muhammad (1991) de Karen Armstrong esquisse le portrait sympathique d'un visionnaire inspiré dont elle considère que l'expérience religieuse est authentique, tout en prenant pleinement en compte le cadre historique qui l'obligea à assumer un pouvoir politique, avec toutes les conséquences controversées qui en découlèrent. Barnaby Rogerson dans Le Prophète Muhammad: une biographie (2003), capte la singularité épique de l'époque dans un récit élégant, tout en mouvement. De tous les livres accessibles et populaires sur Mohammed, seule la biographie courte mais étoffée de Michael Cook, Muhammad (1983), remet sérieusement en question la validité des sources traditionnelles. Il existe pourtant d'autres textes spécialisés qui montrent la fragilité de la base historique sur laquelle l'édifice biographique du Prophète repose. La plus importante de toutes est Muhammad and the Origins of Islam (Mohammed et les origines de l'Islam, 1994) de F. E. Peters. Conscient des questions profondément sensibles entourant son sujet, Peters construit sa biographie en utilisant les matériaux des sources traditionnelles qu'il cite longuement, puis condense ses doutes dans un chapitre annexe intitulé La quête du Mohammed historique. Contrairement à plusieurs spécialistes plus radicaux qui suggèrent que le Coran a pu être "fabriqué" à partir d'éléments qui pourraient être antérieurs à la vie du Prophète, Peters est persuadé que le Coran "peut profondément prétendre à l'authenticité". C'est à dire qu'il contient des mots et des opinions provenant de Muhammad lui-même, et que lorsque celui-ci faisait allusion aux histoires bibliques, son audience arabe savait reconnaître ce dont il parlait "parfois mieux que nous-mêmes". Cependant, le Coran, insiste-t-il, "est totalement inutile en tant que source indépendante pour la reconstruction de la vie de Mohammed":

        "Il s'agit d'un texte sans contexte. Dans le cas de Mohammed, contrairement à celui de Jésus, il n'y a pas de Flavius Josèphe pour fournir un contexte politique contemporain... pas de rouleaux de Qumran pour éclairer un "milieu palestinien sectaire"... il se trouve donc isolé, tel un immense extrusion rocheuse composite sur fond de mer désolée, une éminence pierreuse ne comportant que peu de marques pour expliquer comment ou pourquoi elle est apparue dans ce désert d'eau."

Tariq Ramadan est un universitaire d'origine suisse et un écrivain prolifique sur l'Islam qui a atteint renommée et notoriété des deux côtés de l'Atlantique en raison de son engagement sur les problèmes auxquels sont confrontés les millions de musulmans d'Occident. En France, plus particulièrement, il a été dépeint comme un loup islamiste déguisé en agneau. Retirez la laine, disent ses détracteurs, et vous trouverez un intégriste intransigeant, hostile aux valeurs de liberté et de démocratie qu'il prétend épouser. Deux "affaires" en sont à l'origine. Tout d'abord la polémique enfiévrée qu'a déclenchée l'affirmation de Tariq Ramadan selon laquelle des intellectuels juifs français très en vue, dont Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler et Bernard Kouchner, font passer leur engagement envers Israël avant toute préoccupation humanitaire envers les Palestiniens. La seconde est sa fameuse rencontre télévisée avec Nicolas Sarkozy en 2003, devant six millions de téléspectateurs français, au cours de laquelle Tariq Ramadan a refusé de condamner fermement la lapidation en tant que peine pour l'adultère, ainsi que sur d'autres châtiments sévères, appelant à un moratoire le temps que les pays musulmans débattent de la question. Il a clairement affirmé que "nous devrions mettre fin à cette pratique" mais cela n'a guère rassuré ses détracteurs. Une partie de l'hostilité qu'il a soulevée provient également de l'histoire de sa famille: il est le petit-fils d'Hassan al-Banna (1906-1949), fondateur des Frères Musulmans, le premier mouvement sunnite au Moyen-Orient à avoir préconisé la création d'un État Islamique. Après l'interdiction de cette confrérie en Égypte, son père, Saïd Ramadan, s'installa à Genève et fonda un influent centre d'idéologie islamiste soutenu financièrement par l'Arabie Saoudite.

Comme on sait, le gouvernement américain a empêché Tariq Ramadan d'occuper un poste de professeur titulaire qui lui avait été attribué à l'Université catholique Notre-Dame, près de Chigaco, pour diverses raisons administratives bien ténébreuses. Bien que Tariq Ramadan soit diabolisé par de nombreux intellectuels français et américains, il est peu imaginable qu'une personnalité aussi connue constitue le moindre risque pour la sécurité des États-Unis. Le seul point noir officiel contre lui est un don de 800 euros qu'il aurait fait il y a une dizaine d'années à une association caritative palestinienne, laquelle a été plus tard inscrite sur une liste de surveillance anti-terroriste. La tracasserie administrative pour Notre-Dame a tourné au profit de l'Université d'Oxford et de l'Europe. La situation actuelle de Tariq Ramadan, chercheur associé au St. Anthony's College d'Oxford, lui permet de poursuivre son travail d'enseignant et de porte-parole des musulmans d'Europe tout en restant en contact avec ses partisans du continent américain. En Grande-Bretagne, il a été nommé conseiller du gouvernement, même s'il a soigneusement évité d'entretenir des relations étroites avec ses représentants tant l'aventure guerrière en Irak est impopulaire chez les musulmans britanniques. En juin 2007, il a notamment décliné une invitation du Premier ministre Tony Blair à une conférence très médiatisée réunissant des leaders musulmans modérés. Politiquement avisé, il craint de perdre sa crédibilité auprès de ses supporters musulmans si ceux-ci perçoivent qu'il est "utilisé" par le gouvernement britannique.

Parlant couramment le français, l'anglais et l'arabe, diplômé en philosophie occidentale (son doctorat portait sur Nietzsche), ayant passé un an à l'Université Al-Azhar du Caire (le plus ancien et prestigieux établissement d'enseignement supérieur du monde musulman sunnite), Tariq Ramadan est parfaitement qualifié pour expliquer l'Islam et ses fondateurs aux profanes, aux sceptiques ou tout simplement aux simples lecteurs occidentaux curieux. Mais pour un non-croyant, son livre Muhammad, Vie du Prophète est décevant. On se serait attendu de sa part qu'il fasse allusion aux intenses débats des érudits qui ont entouré les origines de l'Islam, ne serait-ce que pour les congédier -- comme plusieurs spécialistes musulmans orthodoxes l'ont fait -- en tant que complot visant à ébranler l'Islam à sa source. Au lieu de celà, il a écrit un texte faisant la promotion de la foi, assez agréable, mais qui évite d'envisager sérieusement les sources traditionnelles de façon critique comme l'ont fait Cook ou Peters, ou d'expliquer le contexte des actions du Prophète (ou de ses actions présumées, en tenant compte du scepticisme de certains spécialistes à propos des sources) et l'environnement rude et cruel de la société sans Etat où il a passé sa vie, comme Rodinson et Amstrong l'ont fait chacun à leur manière.

Des évènements extraordinaires, où les acteurs spirituels figurent dans des rôles de figurants, sont racontés avec la terminologie plate d'un rapport de police:

        "L'Ange Gabriel lui apparut plusieurs fois. Le Prophète rapporta plus tard que l'ange lui apparaissait parfois sous sa forme angélique, parfois avec les traits d'un être humain... Alors qu'il marchait dans les environs de la Mecque, le Prophète reçut un message de la part de l'Ange Gabriel, qui lui enseigna comment réaliser les ablutions et accomplir la prière rituelle... Le Prophète suivit les instructions de l'Ange Gabriel une par une, puis il rentra chez lui et enseigna à sa femme, Khadîdja, comment prier".

Il se peut que cela soit une lecture convaincante pour quelqu'un qui a été élevé dans la tradition musulmane, acceptant sans le remettre en question le dogme qui veut que le Prophète était analphabète, une tabula rasa qui reçut le corpus entier de son enseignement directement de Dieu; mais cela n'est compatible avec aucune des catégories, anthropologiques ou théologiques, grâce auxquelles les chercheurs rompus à la littérature savante sur l'expérience religieuse cherchent à comprendre la rencontre avec le Noumène.

Il se peut que Tariq Ramadan, professeur consciencieux, manque simplement de talent littéraire pour transmettre aux infidèles l'absolue étrangeté et l'étrange beauté des narrations prophétiques fragmentaires que les premiers savants musulmans rassemblèrent pour écrire la vie du Prophète. On pourrait soupçonner que, à l'instar de nombreux autres conformistes religieux, sa foi en la tradition reçue fut acquise ou maintenue au prix d'une mise en sourdine de l'imagination et de la véritable curiosité. Les visions de paradis et d'enfer qui sont mises en exergue de façon si terrifiante dans les premières sourates du Coran sont littéralement laissées de côté. Il ignore entièrement l'épisode des versets sataniques où le diable falsifie des passages du Livre Saint afin de rendre la nouvelle religion plus acceptable auprès des païens mecquois. Il est vrai que tout cela n'est pas présenté dans les nombreuses éditions traditionnelles du Coran et dans la narration de Ibn Ishaq, dont le récit de Tariq Ramadan dépend en majeure partie, mais cela figure cependant bel et bien dans la chronique de Tabari, datant du début du Xe siècle, source à laquelle recourt abondamment Tariq Ramadan pour décrire les enseignements compassionnels du Prophète sur la guerre.

Une chose encore plus troublante pour les lecteurs non musulmans est la manière discrète dont Tariq Ramadan glisse sur les épisodes les plus notoirement controversés de la guerre opposant Mohammed aux Mecquois, comme lorsqu'en 627 le Prophète autorise le massacre des hommes des Banu Qurayzah, tribu juive qu'il accusa d'avoir rompu leur pacte pour traiter avec l'ennemi. Malgré des supplications de pitié de la part de leurs alliés arabes, quelques 600 à 900 hommes des Qurayzah ainsi qu'une femme furent décapités sur la place du marché. Leurs corps furent jetés dans de grandes fosses communes laissées ouvertes, leurs femmes et leurs enfants réduits en esclavage et leurs propriétés distribuées à des musulmans. La sentence ne fut pas prononcée par Mohammed mais par le chef de la tribu arabe qui avait été auparavant leur protecteur. Celui-ci, qui avait été mortellement blessé dans la bataille, refusa la clémence aux Juifs malgré les supplications des membres de sa tribu. Après que la sentence fut prononcée, Mohammed se serait exclamé: "Vous avez rendu le jugement d'Allah d'au dessus des sept cieux !" Alors que Karen Armstrong s'écarte de son sujet pour resituer cette atrocité dans le contexte des coutumes barbares de l'époque, Tariq Ramadan dépouille cet épisode hautement dérangeant de toute apparence de transgression effroyable et tragique:

        "Mohammed accepta la sentence, qui fut exécutée durant les jours suivants... Le sort infligé aux Banu Qurayzah délivra un message fort à l'ensemble des tribus voisines: les trahisons et les agressions seraient désormais sévèrement punis."

Chaque croyant qui écrit sur Mohammed doit faire face à la difficulté de concilier les deux personnalités contrastées du Prophète et de l'Homme d'Etat, de l'exemple moral et du maître féru de realpolitik qui unifia les tribus arabes sous la bannière de Dieu. Dans la tradition islamique il s'est imposé comme un puissant archétype religieux, l'Homme Parfait prédestiné depuis la Création, dont l'esprit imprègne l'univers tout entier. Pour retrouver le personnage historique il devient nécessaire de dégager un acteur humain crédible sous l'ombre portée de la vénération charismatique. Toutefois, affûter le regard humain ne peut que menacer cette image de perfection, en particulier dans une tradition qui commence à peine à connaître ce que F.E. Peters appelle "le contact abrasif de la critique radicale".

Tariq Ramadan reconnaît que son objectif n'est pas seulement de reconduire les sources classiques mais de se focaliser sur les "situations, attitudes, ou mots qui pourraient nous révéler la personnalité de Mohammed et ce qu'il nous enseigne et nous transmet aujourd'hui". En mettant en exergue des exemples sur la bonté du Prophète, sa compassion, son amour des animaux, et ainsi de suite, il espère faire:

        "...de la vie du Messager un miroir à travers lequel tous les lecteurs affrontant les défis contemporains pourraient explorer leur coeur et leur esprit et atteindre une compréhension de la question de l'être et du sens ainsi que, plus largement, des questions d'ordre éthique et social.

Il estime que son portrait présente un homme avant tout aimable qui avait transcendé son propre ego et que son amour de Dieu rendait "libre de la dépendance humaine". Le Prophète, conclut-il, véhiculait un message universel à la fois dans son expérience de l'amour durant toute sa vie et dans ses rappels de l'urgence d'adhérer à une éthique universelle allant au-delà des "divisions, des affiliations et identités rigides". Tout en reconnaissant que cet essai constitue un correctif utile par rapport aux images négatives de Mohammed trop souvent véhiculées par les écrits chrétiens et laïques du passé, je dois avouer que je ne trouve pas le portrait convaincant. Quel que soit le critère par lequel on le jauge, Mohammed est bien l'une des personnalités les plus extraordinaires qui ait jamais apparu sur terre. Mais par cet hommage piétiste Tariq Ramadan ne s'est montré capable que de transmettre un pâle reflet de cette puissante présence. La difficulté qu'il rencontre en tentant de transmettre une image forte et convaincante de son héros n'est pas surprenante. Le talent de Tariq Ramadan, en tant qu'universitaire, réside dans sa capacité d'expliquer des textes, et c'est bien là que son apport est le plus précieux.

Deux de ses précédents livres, Musulmans d'Occident : Construire et contribuer et Les musulmans d'Occident et l'avenir de l'Islam demeurent importants dans la mesure où ils ont pu aider 15 millions de musulmans à s'intégrer dans les sociétés occidentales. Le premier, publié par la Fondation Islamique de Leicester, un think-tank étroitement lié aux Frères Musulmans et à sa filliale au Pakistan, la Jamaat-e-Islami, est en tout premier lieu adressé à ses coreligionnaires musulmans. Il utilise un type d'argumentation classique utilisé par les savants formés traditionnellement afin de développer un plaidoyer en faveur de l'intégration. L'arrivée en Europe occidentale, pendant les années 1960, d'immigrants musulmans résultant de la décolonisation (d'Afrique du nord vers la France, et plus tard vers l'Espagne, d'Asie de l'Est vers la Hollande) et les programmes de travailleurs invités (de Turquie vers l'Allemagne) était un processus non régulé pour lequel il n'existait que peu de précédents dans les interprétations classiques de la loi islamique. La jurisprudence traditionnelle (connue sous le nom de "Fiqh") a en effet décrété que les musulmans doivent vivre autant que possible à l'intérieur des terres islamiques (Dar al-Islam), là où la Charia (Loi divine inspirée par le Coran, la Sunna et les coutumes exemplaires du Prophète) est maintenue par l'État. Les musulmans qui vivent en dehors des terres islamiques étaient pressés de quitter le "territoire de la guerre" (Dar al-Harb) dès que possible afin de revenir au bercail. Lorsque cela était impossible, pour la raison évidente que les sociétés musulmanes (à la fois dans leurs patries et dans les diasporas islamiques) en profitent économiquement, les ghettos informels avaient alors tendance à se créer autour de mosquées locales et de centres communautaires (cette tendance étant d'ailleurs encouragée par les autorités locales dans des pays comme la Grande Bretagne). Les Imams (ceux qui mènent la prière) venus d'Inde et du Pakistan, d'Afrique du nord et de Turquie, ne connaissaient que très peu les conditions locales, et dans de nombreux cas ne parlaient même pas les langues de leur congrégations européennes.

Dans ses deux livres sur l'Occident, Tariq Ramadan s'engage dans une réévaluation compréhensive des sources de l'Islam avec le but proclamé d'aider les musulmans à mieux s'intégrer dans les sociétés européennes. Son approche est systématique et honnête. Adoptant la méthodologie classique créée par les savants religieux, il établit une distinction fondamentale entre les devoirs religieux des musulmans et leurs obligations sociales et politiques. Alors que les premiers (qui comprennent les prières, le jeûne du Ramadan, l'aumône et le pèlerinage à La Mecque à accomplir au moins une fois dans sa vie) sont non négociables, tous les autres devoirs découlant du Coran et du corpus de la Loi islamique sont dépendants de l'environnement sociopolitique. Tariq Ramadan est très critique envers les imams et les activistes communautaires qui encouragent leurs membres à préserver une mentalité de ghetto, par exemple en adoptant des codes vestimentaires qui les isolent de la tendance générale. Les jeunes musulmans, plus particulièrement, devraient selon lui avoir assez confiance dans leur propre culture pour s'intégrer dans les société qui les entourent et travailler pour le bien commun. C'est un message important pour les musulmans de deuxième et troisième génération qui ont été marginalisés, qui ont souffert de discriminations raciales et ethniques, et sont devenus de plus en plus l'objet d'une évidente islamophobie depuis les attentats de septembre 2001 à New York et de juillet 2005 à Londres. L'importante différence entre ces deux atrocités c'est que les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, avec la perte de presque 3.000 vies, étaient planifiés et exécutés par des étrangers hostiles (pour la plupart des saoudiens) qui avaient infiltré les États-unis. En revanche, l'attentat dans les transports londoniens qui a tué 56 personnes en comptant les quatre terroristes, était l'oeuvre de britanniques de naissance appartenant à une seconde génération de musulmans qui a grandi et a été éduquée au Royaume-Uni. Tariq Ramadan ne traite pas du terrorisme intérieur dans ses livres, lesquels ont été publiés avant l'attentat de Londres, mais le diagnostic et les remèdes qu'il propose ont un rapport évident avec le problème du terrorisme.

Les difficultés auxquelles doivent faire face les musulmans en Occident, avec sa culture consumériste permissive, ont provoqué une réponse réactive dans les quartiers et les cités où les règles de comportement dérivées du Coran et de la Sunna sont encore conçues comme étant immuables, ce qui a pu entraîner parfois une tendance au renfermement sur soi, à favoriser une mentalité de ghetto et à détourner des enjeux éthiques plus larges de l'enseignement du Prophète. Cette réaction s'est reflétée dans la société qui réagit en insistant sur le fait que les musulmans vivant en occident ont des problèmes avec le progrès, la démocratie et la modernité. L'impasse qui s'ensuit afflige plus particulièrement les jeunes, qui désirent souvent revendiquer haut et fort leur identité musulmane sans avoir le savoir ou l'assurance nécessaires pour formuler des "réponses islamiques" aux questions concernant leur vie en Europe. En conséquence, comme le dit Tariq Ramadan:

        "Nous sommes en train d'assister (...) au développement malsain d'un complexe par lequel ils se discréditent et pensent que les bonnes réponses doivent venir d'ailleurs, des grands "Oulémas" (juristes) résidant dans des pays islamiques".

Dans de nombreux cas les juristes qui vivent dans des régions musulmanes conservatrices n'ont pas la moindre idée des conditions sociales, des cultures et des lois de l'Occident. Les musulmans européens doivent développer leurs propres solutions aux problèmes qu'ils affrontent. Les sources de l'Islam sont cependant abondantes, écrit Tariq Ramadan:

        "Il n'y a plus de lieu des origines d'où les musulmans sont "exilés" ou "éloignés". Les musulmans occidentaux sont chez eux, et ne devraient pas seulement le dire, mais le sentir également."

Au lieu de tourner le dos à la culture européenne, ils devraient selon lui essayer de comprendre sa complexité:

        "Nous sommes encore très loin d'avoir atteint cette étape et très peu a été accompli en ce qui concerne une approche bien conçue et sélective de la production littéraire et artistique de l'Occident."

En s'intéressant à cette question, Tariq Ramadan s'attaque aux préjugés des parents qui empêchent leurs enfants de prendre des cours d'art ou de musique. Après une longue analyse des livres sources de la religion musulmane, lorsqu'il rencontre les nombreux hadith condamnant l'art ou la musique, il conclut par un "Dieu est beau et il aime la beauté" qui semble ôter tout doute.

Les lecteurs non musulmans se demandent peut-être pourquoi il est nécessaire pour Tariq Ramadan de se lancer dans de longues discussions avec des Oulémas lointains et morts depuis longtemps. Mais c'est précisément son approche. A la différence de certains théologiens islamiques plus macroscopiques, tels Mohammed Arkoun, il possède un nombre impressionnant de jeunes partisans musulmans qu'il veut guider vers la lumière. Sa crédibilité auprès de son public dépend de sa maîtrise des sources qu'eux-mêmes déploient pour rationaliser leur mise à l'écart. En Angleterre, par exemple, des groupes séparatistes tel que le Hisb ul-Tahrir (HuT), actifs sur de nombreux campus, utilise les mêmes sources pour défendre l'idée de séparation du courant principal de la société anglaise. Pour le dire plus simplement, Tariq Ramadan tente de placer son programme intégrationniste et réformiste en l'entourant d'un emballage juridique musulman traditionaliste.

C'est bien entendu ce pragmatisme, qui peut parfois revêtir l'apparence d'une casuistique virtuose, qui énerve au plus haut point ses détracteurs. Son insistance sur la nécessité d'un "moratoire" concernant des sentences archaïques telles que la lapidation plutôt que leur abolition pure et simple, dont il dit bien que ce serait sa préférence personnelle, fait partie de sa méthode: sans Église ni institution de surveillance pour mettre en oeuvre de nouvelles règles dans le cadre de la tradition sunnite classique, de nouvelles interprétations d'édits prophétiques, soutient-il, ne peuvent que prendre racine là où il y a un pouvoir consensuel (le consensus étant l'une des bases de la gouvernance islamique légale). Et avant qu'il y ait un consensus sur une remise en question du texte du Coran et du hadith bien attesté légitimant la lapidation en cas d'adultère, il doit y avoir débat.

Tariq Ramadan développe ses idées dans Islam, the West and the Challenges of Modernity, un livre dans lequel il tente de s'attaquer à la question plus globale de savoir si les Musulmans au sens large -- et pas seulement en Europe -- "peuvent accéder à la modernité sans renier quelques éléments fondamentaux de la religion islamique". Quelque peu en contradiction avec ses tentatives pressant les musulmans vivant en Occident de s'intégrer dans leurs sociétés d'accueil, il développe pour les pays aujourd'hui majoritairement musulmans des arguments en faveur d'une société islamique revitalisée dans le droit fil de ce qui avait été proposé par son grand-père et par d'autres autres réformateurs "salafistes" de la tradition des Frères Musulmans. Le livre commence par un long chapitre dans lequel il reconnaît que les critiques portées par les occidentaux, et quelques intellectuels musulmans, contre les sociétés musulmanes sont souvent justifiées. Il déplore les privilèges des monarques, l'opportunisme de la Justice, l'illettrisme des femmes et diverses discriminations plus terribles les unes que les autres, de même que "le traditionalisme étroit de certains Oulémas qui décident et tranchent des questions en se tenant éloignés de toute réalité humaine". Il porte également une attaque soutenue contre ce qu'il perçoit comme le raisonnement superficiel et le formalisme creux de ceux qui pensent que tous les problèmes du monde musulman pourraient être résolus en imposant la Zakat -- la charité obligatoire -- à la société, "comme si la confiance vis-à-vis de Dieu devait nécessairement impliquer un manque d'intelligence ou de compétence dans l'action". En cherchant à "replâtrer la façade de l'Islam" sur tous les problèmes de la société contemporaine, les musulmans, accuse-t-il, s'empêchent de trouver des solutions concrètes. Les bonnes intentions sont ainsi "transformées en cauchemar quotidien", surtout lorsque l'idée de construire une société islamique débouche sur le fait d'instituer encore plus d'interdictions et de censures permanentes, "réprimandant, emprisonnant et punissant sans répit". La répression, insiste-t-il, n'est pas "la Voie du Prophète; [...] c'est l'esprit de la Charia, plus que sa lettre, qui devrait gouverner la reconstruction de la société Islamique". Il encourage un retour au "Grand Djihad", c'est-à-dire à la lutte spirituelle contre l'ego, le distinguant du "Petit Djihad" qui encourage la guerre contre les ennemis de l'Islam:

        "Le Djihad est pour l'humanité ce que l'instinct est au comportement animal... Le réel sens de la spiritualité islamique consiste à réformer l'espace intérieur... C'est aimer dans la transparence et vivre dans la lumière."

Le terrorisme est totalement incompatible avec cette conception spirituelle aimante:

        "Il faut dénoncer la violence politique qui trouve son expression dans l'assassinat de touristes, de prêtres, de femmes, d'enfants, les attentats à la bombe et les massacres sanglants. De telles actions sont indéfendables et ne respectent aucunement le message coranique."

Tout en soutenant la démocratie et la citoyenneté pour les musulmans vivant en Occident, Tariq Ramadan met aussi en perpective l'effet négatif que provoquent les institutions et la culture occidentales dans les pays à majorité musulmane. Le sécularisme de type occidental a échoué à s'implanter dans les pays islamiques car les liens entre religieux, politique et culture y sont, selon lui, de nature différente. Les constitutions de type occidental qui ont été imposées dans les pays musulmans par les pouvoirs coloniaux ont entraîné la mise en place de systèmes autoritaires de gouvernement où la dictature et le népotisme causent aujourd'hui des ravages. Les puissances occidentales ne cessent de parler du besoin de davantage de démocratie, mais en protégeant leurs intérêts de manière cynique, ils soutiennent en réalité des régimes dictatoriaux: "La démocratie d'ici soutient la terreur dictatoriale de là-bas", affirme-t-il. L'impact de son raisonnement, pour être général et peu développé, n'en est pas moins percutant et il y a beaucoup de points de son analyse sur lesquels la plupart des chercheurs en politique moyen-orientale se trouvent d'accord. Parfois, néanmoins, une phrase ou deux jaillissent d'une page et déclenchent une alarme: le droit des minorités ? Qui a besoin de cela ?

        "À un niveau purement juridique, les penseurs musulmans n'ont jamais formulé la question de la coexistence d'une opposition binaire "majorité/minorité". Cela sans doute, parce qu'ils avaient compris avec l'exemple de Médine qu'il existait deux appartenances distinctes. La première est celle de l'État qui fait de chaque personne un citoyen à part entière, ce par quoi il n'y a de majorité que par celle résultant du vote. La seconde est celle de la communauté religieuse pour laquelle il existe une autonomie du culte, du langage et de la législation pour les affaires privées. Nous pouvons nous permettre de ne pas imiter le modèle occidental de l'État-Nation et conserver la possibilité d'établir autre chose."

En lisant ces propos il est impossible de ne pas se souvenir du sort des Banu Qurayzah. Ce qui est proposé ici, du moins peut-on le supposer, bien que ce ne soit pas écrit en toutes lettres, est une "re-Ottomanisation" du monde musulman dans lequel les communautés religieuses pourraient de nouveau jouir d'une existence semi-autonome, comme sous le Sultan-Calife. Le Califat a été aboli par l'Assemblée Nationale turque en 1924, après l'effondrement du régime ottoman pendant la Première Guerre Mondiale. Le souhait de restaurer le Califat est courant chez les groupes islamistes les plus radicaux tel que Hizb-ut-Tahrir (HuT). Un corollaire de cette idée nostalgique est que l'Islam, d'une façon ou d'une autre, est imperméable au processus de sécularisation, à la perte de l'identité et du sentiment religieux qui a prévalu dans une large partie du monde occidental (toutefois pas dans son ensemble).

        "L'histoire de la civilisation islamique confirme qu'il existe une différence originelle entre les éléments qui ont donné du sens à sa dynamique interne et ceux qui, en Occident, ont produit le phénomène de la sécularisation, tout au moins depuis la Renaissance."

En analysant la sécularisation occidentale il se focalise sur la Renaissance classique et les thèmes des Lumières qui ont libéré l'esprit occidental du contrôle institutionnel de l'Église. Dans l'histoire occidentale, écrit-il, "la sphère du religieux était fondé sur l'autorité et le dogme". L'Église détenait non seulement l'autorité spirituelle mais avait également de vastes propriétés foncières et un pouvoir temporel, au moyen desquels elle s'opposait au développement de la science, de la rationalité et de la liberté de pensée. La sécularisation fut donc le processus à travers lequel le peuple réclama ses droits à la liberté intellectuelle après des siècles de répression de l'Église. L'Islam, affirme-t-il, n'aura pas à subir un tel processus de sécularisation car il n'a jamais été institutionnalisé sous la forme d'une Église. Dieu est présent dans la conscience musulmane "à travers un Livre et un exemple humain, non à travers une institution ou une incarnation". Avec un Etat islamique -- basé sur les principes constitutionnels de Médine -- les musulmans pourront selon lui moderniser leurs sociétés sans succomber aux forces déshumanisantes du sécularisme. C'est une idée largement partagée par les islamistes, ou "réformistes salafistes", que Tariq Ramadan soutient. Après examen, toutefois, il existe un profond défaut dans son analyse qui se retrouve dans l'ensemble de ses livres. Ce qu'il dit est dangereusement utopique et optimiste. Dans plusieurs passages où il n'est pas sur ses gardes, il se démasque: "Contrairement à ce qui se passe dans le Christianisme occidental, la foi partagée de l'Islam -- la confrérie de la Foi -- est opposée à toute idée de conscience tragique". Ceci est une affirmation stupéfiante car elle exclut, consciemment ou non, la tradition de la minorité Chiite, profondément et toute entière imprégnée par le sentiment tragique de la perte et de la trahison.

Dans son livre sur les héritiers de Mohammed, Barnaby Rogerson se focalise sur les origines du schisme entre Chiites et Sunnites qui a affligé l'Islam presque depuis son origine. En conteur né, il y parvient, non pas en observant de l'extérieur le premier grand schisme de l'Islam, ainsi que le font les ouvrages universitaires en soulignant les questions théologiques et institutionnelles, mais en plongeant le lecteur d'emblée dans la trame principale des évènements, tels qu'on en est venu à les considérer, avec l'amertume, mais aussi les avantages de la sagesse rétrospective, chez les générations suivantes. Les faits historiques sont eux-mêmes contestés, mais Rogerson est généralement scrupuleux dans son traitement des sources, en accordant autant d'importance aux deux versions de l'histoire.

Mohammed meurt en 632, vers la soixantaine, sans désigner de manière explicite un successeur. Son parent le plus proche, Ali, son cousin germain et le mari de sa fille Fatima, dont la minorité Chiite croiyait qu'il était désigné pour lui succéder, doit passer trois fois son tour avant de devenir calife en 656, alors qu'à l'époque le pouvoir de l'empire arabe (considérablement élargi grâce aux conquêtes de la Palestine, de la Syrie, de l'Égypte et de la Perse) est déjà menacé de fragmentation. Les trois premiers califes, reconnus par les Sunnites mais rejetés, voire même maudits, par les Chiites, réunifièrent les tribus et menèrent les conquêtes arabes avec une série d'écrasantes victoires militaires contre les armées byzantines et perses, pourtant mieux équipées et organisées. La faille dans le progrès triomphant de la foi abrahamique apparut durant le règne du troisième calife, Uthman, un croyant pieux et l'un des premiers convertis à l'Islam, mais aussi un membre de naissance de la vieille aristocratie mecquoise qui avait combattu Mohammed et son message. Malgré sa vertu, Uthman ne sût pas résister aux demandes des nouveaux convertis de son clan, auxquels il accorda un traitement de faveur dans les butins de guerre et dans les privilèges gouvernementaux, exacerbant ainsi l'hostilité des fidèles d'Ali.

Certaines des fractures qui amplifièrent par la suite le premier grand schisme de l'Islam peuvent aussi trouver leurs origines dans la famille élargie de Mohammed, notamment dans des tensions entre Ali et la jeune épouse de Mohammed, Aïcha, fille du premier calife Abou Bakr (seul calife mort d'une mort naturelle). Lorsque Ali succéda à Uthman, après que ce dernier fut assassiné par des troupes rebelles, comme quatrième et dernier calife "bien-guidé", la dynastie omeyyade se mettait déjà en place à Damas sous l'autorité d'un parent d'Uthman, le brillant et rusé Mu'awiya. L'autorité d'Ali ne fut jamais absolue. Son dédain de principe pour les affaires politiques éloigna certains de ses partisans qui le quitteront pour former la secte des kharijites. Après quatre années conflictuelles de Califat, il mourut de manière violente, tout comme son fils Hussein qui périt dans sa tentative héroïque mais fatale d'arracher en 680 le Califat à Yazid, fils de Mu'awiya.

Par la suite les courants spirituel et séculiers de l'Islam allaient se diviser, puis se rejoindre à nouveau suivant des configurations complexes et parfois mortifères qui subsistent encore de nos jours. Le livre de Rogerson n'aborde pas les ramifications des divisions sunnites et chiites contemporaines, mais il en campe le contexte à travers une narration captivante qui rend compte du caractère épique d'une époque à laquelle les musulmans des différentes confessions se réfèrent encore aujourd'hui comme source d'inspiration.

L'absence totale de référence au clivage sunnite/chiite dans le travail de Tariq Ramadan est hautement significative et doit être directement reliée à son analyse erronée de la sécularisation. Le processus de sécularisation en Europe occidentale fut un phénomène complexe qui inclut les divers courants de tendance anti-cléricale auxquels il fait référence. Toutefois, il néglige l'ingrédient le plus important du rassemblement des forces intellectuelles et historiques qui engendrèrent les Lumières: le confinement dans la vie privée du champ du religieux et son retrait progressif du champ politique. Il ignore à la fois la Réforme et les Guerres de religions qui dévastèrent l'Europe durant le XVIe et le XVIIe siècles. C'est une omission pour le moins inattendue chez un universitaire suisse féru de Nietzsche, élevé dans la ville de Rousseau et de Voltaire.

Le sentiment anticlérical et parfois anti-religieux des Lumières est né de l'indignation devant l'horreur des massacres sectaires. Pierre Bayle écrivait dans les années 1690 que Dieu était "un Être trop bienveillant pour être l'auteur de cette chose pernicieuse que sont les religions révélées, qui portent en elles le germe inexterminable de la guerre, du massacre et de l'injustice". En négligeant d'aborder le clivage qui remonte au point d'origine -- dans la première guerre civile de l'Islam et au sein même du foyer du Prophète -- Tariq Ramadan esquive la tâche d'exposer des "réponses islamiques" propres à expliquer le destin des milliers de victimes des tueries sectaires en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. La division chiite/sunnite est une blessure à vif, jamais soignée dans le corps de l'Islam. Même si les leaders musulmans dénoncent souvent les désaccords sectaires comme contraires aux enseignements du Prophète, les clivages au sein des sociétés musulmanes -- renforcés par des mariages endogames et des lieux de cultes séparés -- ont tendance à se localiser uniquement en fonction des appartenances confessionnelles, comme nous le constatons quotidiennement, que ce soit à Bagdad ou à Beyrouth. À moins que cette division fondamentale ne soit abordée de front, et que les différences religieuses ne soient reconnues et institutionnalisées selon l'ordre d'idées qui a prévalu en Europe après la Paix de Westphalie (1648), les arguments de Tariq Ramadan selon lesquels l'Islam pourra échapper au destin funeste du Christianisme se cassent magistralement la figure.

Copyright © Malise Ruthven / republique-des-lettres.fr, Paris, mardi 18 mars 2008. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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