La République des Lettres



Alain Robbe-Grillet

Alain Robbe-Grillet

Alain Robbe-Grillet : Les derniers jours de Corinthe.

Après un premier volume mis sous le signe de la chronique familiale et un deuxième consacré ostensiblement aux fantasmes sexuels de l'adulte, Les derniers jours de Corinthe retrace aujourd'hui la genèse du Nouveau Roman, dont Alain Robbe-Grillet souligne à plaisir les malentendus internes, tout en rendant un chaleureux hommage à Jérôme Lindon, auquel il reconnaît toute sa dette. A travers ses multiples rencontres, dont Roland Barthes est décidément la figure prégnante, Alain Robbe-Grillet retrouve son propre parcours. Mais au-delà de l'aspect somme toute mondain de cette rétrospective et la résurgence de thèmes obsessionnels qui peuvent parfois faire figure de passages obligés, ce qui restera probablement de ce livre, c'est l'apparition, dans la tourmente, d'une tonalité plus optimiste, plus sereine, qu'auparavant.
Balancé par les eaux lustrales et maléfiques d'un océan qui n'en finit pas d'effacer les traces boiteuses d'un séducteur diabolique, le corps du texte dérive entre les plages désolées d'une Bretagne mythique et les stations balnéaires d'une Amérique du Sud que hante un avatar du sinistre Mengele, der weisse Engel, l'ange blanc du cauchemar nazi. On retrouve à cette occasion Souvenirs du triangle d'or (et ses initiales S.T.O. ça ne s'invente pas): triangle moussu et blond du sexe féminin, Sainte Trinité du roman familial. Triangle fermé d'un Cercle très spécial où les nantis se partagent les grâces douloureuses d'adolescentes, impubères ou non. Synarchie inquiétante. C'est dire à nouveau combien les fantasmes sado-érotiques de l'écrivain Alain Robbe-Grillet sont liés à la fois à l'obsession de la perte et aux spectres fascistes d'une famille maurassienne, dont l'auteur s'est idéologiquement séparé à la découverte des camps de la mort.
Egaré dans le spectacle de ses propres peurs par le filigrane sanglant de l'écriture, des armes blanches et des incrustations baroques à la Gustave Moreau, le narrateur se perd dans une "identité vacante" qui renverse définitivement les conventions sclérosées du pacte autobiographique et Alain Robbe-Grillet s'avance, "joyeux", sur les ruines d'un genre où toute coïncidence avec soi-même est devenue illusoire. Ce n'est pas là le moindre paradoxe d'une Nouvelle autobiographie qui dit à la fois l'angoisse irrépressible de la mort et l'espoir improbable d'une vie éternelle: la subversion du style, l'invagination des colonnes phalliques et sacrées de la forêt primitive, en même temps que la mise à nu de la matrice féminine, assurent le renouveau de l'être et font que, désormais, les racines de l'inspiration sont "dressées vers le ciel". A ceux qui lui reprochaient jadis d'être un voyeur glacé, Alain Robbe-Grillet montre aujourd'hui qu'il est un visionnaire mystique, hanté par le modèle faustien, symbole éclatant d'une résurrection de chaque instant comme nécessaire contrepartie à l'impossibilité de la Connaissance.
On ne dira jamais assez la dimension prométhéenne de l'oeuvre d'Alain Robbe-Grillet. Après être retourné sur ses pas, rencontrant au passage les vestiges d'une boîte de Pandore qui sanctionne traditionnellement toute démarche régressive et orphique, l'autobiographe suit ses doubles successifs sur le chemin initiatique qui conduit à Igéa, la grande prêtresse des mystères post-modernes. Par-dessus les décombres d'un discours éclaté -- celui de notre société, de ses dogmes et de ses statues --, notre iconoclaste aspire à la foudre nietzschéenne, qui déchire le rideau métaphysique de la nuit des temps, et en appelle à la virginité de l'aventure. "Heropolis", la cité perdue des héros anciens, succombe au cataclysme et le voile du temple se déchire, mais ce n'est pas là source de lamentation. Car le thème, remarquablement travaillé, de la ruine, est un appel messianique au dépassement de soi: "Hommes de peu de foi, pourquoi pleurez-vous ? Ce monde en ruine n'est pas notre désespoir, bien au contraire, il constitue le fondement de notre liberté future, les bases mêmes de notre énergie."
La "conscience enfermée dans son propre vide, bien qu'entièrement tournée vers le dehors", constamment tiraillé entre l'impossible récit du passé et un horizon qui s'éloigne au fur et à mesure qu'il s'en approche, l'écrivain est un intermédiaire du néant qui n'existe que dans l'instant de son discours. Au coeur d'un désert infini, le prophète robbe-grilletien synthétise les archétypes majeurs de notre culture et immortalise par l'agonie même le sombre vampire Corinthe, dans "son froid linceul et son mystère intact."
"Quelle importance, tout ça, quelle importance ? bien malin celui qui pourra dire, fût-ce au seuil des Enfers, comment les choses seront pesées, comptées, partagées et par quelle instance." Vieil illuminé aux larmes de cristal, je te salue !

Copyright © Roger-Michel Allemand / La République des Lettres, mardi 01 novembre 1994


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