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La République des Lettres

Abdelkébir Khatibi

Abdelkébir Khatibi
Triptyque de Rabat

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0122-0
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros
Disponible chez • AmazoniTunes

Nicolas Sarkozy

Nicolas Sarkozy

Nicolas Sarkozy veut que chaque élève de CM2 porte la mémoire d'un enfant juif français victime de la Shoah. Formulé lors du dîner annuel du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF), ce projet suscite toutefois de vives réactions et ouvre une nouvelle polémique sur l'Histoire et le devoir de mémoire.

Dans les milieux enseignants, on répète que, comme pour l'obligation de lire une lettre de Guy Môquet à tous les lycéens, déjà péremptoirement imposée par Nicolas Sarkozy, il est impensable de fonder l'enseignement uniquement sur le recours à l'émotion. Pour les enseignants du primaire, confier la mémoire d'un enfant victime de la Shoah à des élèves du primaire sans un sérieux programme d'encadrement pédagogique pourrait même avoir un effet contraire à l'objectif recherché. Gilles Moindrot, secrétaire général du SNUIPP-FSU, syndicat majoritaire chez les enseignants du primaire, juge qu'une telle charge comporte en effet des risques de troubles psychologiques pour les élèves en raison de problèmes de culpabilité ou d'identification à des destins dont ils ne sont aucunement responsables. Selon lui, on "n'a pas à faire peser sur un élève de 11 ans la responsabilité de ce qui s'est passé" et "la charge émotionnelle peut avoir des conséquences négatives pour un élève en plein développement". Le syndicat SE-Unsa se dit lui particulièrement choqué par l'initiative de Nicolas Sarkozy, prise sans aucune concernation, ni avec les enseignants ni avec les pédopsychiatres, et prévue pour être mise en oeuvre dès la rentrée scolaire 2008. Comme pour la lettre de Guy Môquet, ils condamnent fermement ce qu'ils estiment être une "nouvelle intrusion du politique dans le pédagogique" et estiment que Nicolas Sarkozy ignore apparemment tout de la façon dont un jeune se construit. "Faut-il que chaque enfant de 10 ans se voie désormais personnellement chargé d'un lourd parrainage posthume ?", interroge le syndicat qui rappelle qu'éduquer n'est pas qu'une affaire d'émotion. Patrick Gonthier, secrétaire général de l'UNSA-Education, juge pour sa part que Nicolas Sarkozy, en voulant faire porter à des enfants de 10 ans une "charge affective qui les dépasse beaucoup", confond une fois de plus l'Histoire, "qui demande de la distance et de l'étude", et la Mémoire "plus soumise à l'affectif et à l'émotionnel".

Même son de cloche du côté de certains psychologues en pédiatrie, tels entre autres Marie-Odile Rucine, qui juge la proposition de Nicolas Sarkozy "aberrante sur le plan psychique". Selon elle le président de la République ne mesure pas la différence entre un adulte et un enfant du point de vue du vécu du deuil et de la mémoire. "Confier à un enfant la mémoire d'un autre qui a subi la Shoah c'est lui confier une mission qui ne peut être dévolue qu'aux adultes", estime-t-elle, ajoutant que cette démarche peut générer de la culpabilité chez les enfants et à terme des troubles névrotiques. Pour ses confrères, le risque est grand également de voir de nombreux enfants ne prendre en considération que le côté macabre de l'histoire de la Shoah.

Un historien spécialiste de l'Occupation, Henry Rousso, estime pour sa part que l'initiative de Nicolas Sarkozy est "incongrue, [...] morbide et inutile". Selon lui, il n'y a nul besoin de relancer le travail de mémoire sur cet épisode de l'Histoire en France, où beaucoup a déjà été fait. "Le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n'est édifiant en rien, sinon de l'immense barbarie du XXe siècle", écrit-il. "Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d'être remémorée avec éclat une histoire criminelle. [...] Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats", conclut l'historien.

Plusieurs responsables politiques ont également exprimé de vives critiques, s'étonnant notamment qu'on veuille imposer "une cure de mémoire" à des écoliers sur des sujets aussi sensibles. "Je ne crois pas que l'on puisse imposer la mémoire, que l'on puisse la décréter ou légiférer dans ce domaine", a réagi l'ex-premier ministre Dominique de Villepin qui estime en outre que "la charge de la mémoire d'un enfant mort est quelque chose de très lourd à porter". Jean-Luc Mélenchon, sénateur PS, trouve lui Nicolas Sarkozy totalement "incroyable [...], un jour prédicateur, prêchant sur Dieu, la religion et le reste, le lendemain instituteur, [...], décidant seul ce qui est bon ou mauvais dans la manière de former les enfants". Pour lui, si ce projet présidentiel est mis en oeuvre, "on n'en finira plus". "Pourquoi vouloir à tout prix infliger une cure de mémoire. Est-ce qu'on va faire pareil sur l'esclavage ? La commune de Paris ? Est-ce qu'on ne peut pas laisser la politique et la religion à l'écart de l'école ? Combien de fois va-t-on, pour des raisons pédagogiques, prendre nos enfants et vouloir à tout prix leur infliger une cure de mémoire sur ceci ou cela ?" s'est-il interrogé. François Bayrou, président du MoDem et ancien ministre de l'Education nationale s'est élevé contre "un mélange des genres entre émotion et Histoire qui pose de lourdes questions". Mais la condamnation la plus symbolique est venue d'un des soutiens les plus fervents de Nicolas Sarkozy durant sa campagne présidentielle, Simone Veil, ancienne déportée et présidente d'honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. "Inimaginable, dramatique, injuste", s'est-elle révoltée, estimant cette mémoire "bien trop lourde" à porter pour des enfants de cet âge.

Le ministre de l'Education nationale, Xavier Darcos, à qui Nicolas Sarkozy a d'ores et déjà demandé de s'atteler à ce projet, indique que "les choses ne se feront pas dans l'ostentation". Il faut "faire confiance aux enseignants" et "ne pas s'enfermer dans un moment de ferveur" a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse. Reconnaissant que l'idée de "créer une relation identitaire entre un enfant d'aujourd'hui et un enfant du même âge qui a été gazé [...] est sans doute un peu normative", il a promis de ne pas mettre "un policier dans chaque classe de CM2" pour faire appliquer la volonté présidentielle.

Copyright © Hortense Paillard / La République des Lettres, Paris, vendredi 15 février 2008. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.

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