Jean-Christophe Rufin

Jean-Christophe Rufin

Pionnier de Médecins sans frontières, Jean-Christophe Rufin met en scène dans son roman des "humanitaires", vus pour la première fois de l'intérieur et dépeints comme des "héros piégés" entre exigence morale et raison d'Etat, orphelins des idéologies passées à la trappe de l'Histoire. Deux ans après son best-seller L'Abyssin (300.000 exemplaires vendus), l'écrivain raconte les aventures de jeunes européens qui débarquent en 1985 en érythrée, alors province éthiopienne, pour aider les populations en proie à la famine.

Si, pour beaucoup de critiques, la partie romanesque du livre (retenu malgré tout dans la sélection de rentrée du prix Goncourt) manque de force, l'ouvrage dépeint parfaitement les enjeux politico-diplomatiques autour de ce groupe, conduit par un Français, Grégoire. L'idéalisme de ces Occidentaux, séduits pour certains par la beauté des Ethiopiennes, va se heurter aux dures réalités locales.

"L'idée d'aller secourir des affamés ne me serait pas venue à l'esprit, à moi qui vit pourtant si près d'eux", dit le narrateur, Hilarion, vieil Arménien d'Afrique, ajoutant: "Je ne sais pas d'où vient aux Européens cette croyance naïve dans la justice". La mission doit affronter le cynisme du pouvoir qui tente de se servir d'elle pour déporter brutalement des milliers de personnes et qui veut "tirer le plus grand profit possible" de la famine. Dans ces conditions, faut-il partir ou rester ? Refuser toute compromission et abandonner ces affamés à leur sort ou sauver des vies en acceptant les conditions des militaires ? - "Vous savez sans doute, général, que la presse en Europe et aux Etats-Unis critique vivement votre politique de déplacement forcé de populations?" dit Grégoire au commandant en chef des forces éthiopiennes. - "C'est une action nécessaire pour rééquilibrer le peuplement dans ce pays. De surcroît, il s'agit d'une question intérieure qui ne concerne que nous", répond celui-ci. Pour le général, "les secours qu'on nous envoie inondent tout, ruissellent en surface et laissent le terrain plus sec qu'avant".

"A l'époque, ce débat m'avait laissé un peu amer et ce sujet me tenait à coeur", explique Jean-Christophe Rufin, à la fois médecin, essayiste, romancier et "politique". Il souligne que cette question dépasse de loin le cadre africain et peut être transposée par exemple dans les Balkans, où il s'est récemment rendu en mission, avec l'association Première urgence. "Je ne pouvais pas rendre compte de ce problème, parler de ces héros piégés, où l'affectif entre en compte, par un récit froid, universitaire. Il y aurait manqué une dimension que seule le roman peut atteindre", dit-il.

Car, après avoir beaucoup bourlingué, Jean-Christophe Rufin a finalement le sentiment "d'être dans la vérité en touchant le romanesque". Selon lui, "l'humanitaire", en pleine mutation, est moins romantique et plus technique qu'autrefois, faisant appel par exemple à des médecins de plus en plus spécialisés: "On peut critiquer l'humanitaire à bien des égards mais si on le refuse, c'est-à-dire si on pense qu'il faut laisser crever les faibles, on n'est plus dans une société démocratique".

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Jean-Christophe Rufin : Les Causes perdues (Éditions Gallimard).

Copyright © Mélanie Wolfe / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 01 septembre 1999. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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