Antonio Gaudi

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Antonio Gaudi

Gerald Brenan écrivait en 1943: "Ceux qui visitent Barcelone ont sans doute souvent remarqué avec étonnement l'architecture à travers laquelle la bourgeoisie "nouveau riche" ultra-catholique de cette période exprimait en même temps son nationalisme ardent et la fierté de son argent. Les villas du Tibado sont construites de manière à éviter les angles droits même au niveau des portes et des fenêtres, parce qu'il n'y a pas "d'angle droit dans la nature". L'église spacieuse et inachevée, la Sagrada Familia, est décorée de frises en pierre et de moulages représentant la faune, la flore, les gastéropodes et les lépidoptères de Catalogne, agrandis mécaniquement à partir de la nature afin d'obtenir une précision absolue. Même dans l'architecture européenne de cette époque on ne peut trouver quelque chose de tout à fait aussi vulgaire et prétentieux."

George Orwell se plaignait de ce que les anarchistes n'avaient pas saisi l'opportunité de la Guerre Civile pour brûler la chose dans son ensemble. En fait, ils brûlèrent bien les plans et les maquettes d'Antonio Gaudi, ce qui a transformé l'achèvement de l'église en travail de devin et en a fait un sujet d'amère controverse.

Il ne faut pas aller chercher bien loin les raisons de ces éclats d'animosité de la gauche. Antoni Gaudi était un catholique autoritaire et un réactionnaire extrémiste. "La démocratie", déclara-t-il à un de ses disciples, "est le règne de l'ignorant et de l'idiot". Il mit son imagination, et son expertise technique, sa finesse d'esprit -- il semble souvent se poser d'impossibles problèmes structurels pour la simple joie de les résoudre -- au service des industriels nouveaux riches de Barcelone. Ayant échoué à convertir le prolétariat qui travaillait dans leurs usines à une vision utopique de l'ordre social hiérarchisé et chrétien, réminiscence du système médiéval de la Guilde, les "gent de bé" (les nouveaux riches de Barcelone) n'avaient aucun scrupule à réprimer les travailleurs lorsqu'ils adhéraient à l'utopie alternative offerte par les anarchistes subversifs et agitateurs. Durant la semaine tragique de 1909, les oppressés et les offensés ripostèrent en brûlant les églises devenues les symboles des gent de bé, pour qui la charité sous forme d'aumône, les soupes populaires et la distribution de médailles religieuses constituaient la réponse appropriée aux questions d'injustice sociale. La Casa de Milà, le plus célèbre bâtiment privé construit par Gaudi, édifice ressemblant à une falaise, dont les courbes sinueuses et les ferronneries ouvragées étonnent les touristes lorsqu'ils marchent le long de Passeig de Gràcia, devait être à l'origine surmonté d'une grande statue de la Vierge. Craignant qu'il puisse devenir la cible d'une autre explosion d'anticléricalisme incendiaire, le propriétaire, à la réflexion, annula le projet.

L'exemple le plus notable de la religiosité d'Antonio Gaudi et de sa soumission à l'oligarchie catholique est le Parc Guell. Le patron de Gaudi, celui qui finança le projet, s'appelait Eusebi Guëll, le fils d'un self-made man indien qui, ayant fait fortune à Cuba, construisit un empire industriel en Catalogne. Eusebi épousa la fille d'un armateur ultra-catholique, le Marquis de Comillas, connu pour sa promotion de l'action catholique, ses campagnes contre les danseuses provocantes, la littérature pornographique et son organisation de pèlerinages à Rome pour les travailleurs. Eusebi était un voyageur et membre cultivé de la nouvelle noblesse commerçante, qui soutenait un type conservateur de Catalanisme. Pour Eusebi, le Catalanisme, tel que le concevait son mentor et celui d'Antonio Gaudi, l'archevêque Torres i Bayes, était une question de catholicisme. La Catalogne, libérée de la libérale Madrid, deviendrait un bastion régional contre le matérialisme d'une société séculière qui génère inéluctablement d'inacceptables conflits sociaux. Le chef-d'oeuvre technique d'Antoni Gaudi est la chapelle de la colonie industrielle d'Eusebi Guëll, un complexe composé de l'usine et des logements des travailleurs ainsi que des aménagements de loisir, et où la célébration de messes et l'interdiction de lectures non convenables produiraient une harmonie sociale; une main d'oeuvre docile et reconnaissante qui accepterait le règlement paternaliste de l'employeur. Guell et Gaudi avaient pensé le Parc comme une cité-jardin empreinte d'un fort esprit catholique. Il abriterait un "ensemble de clients" ayant une communauté de pensée. Mais personne n'acheta les terrains, et ce qui avait commencé comme une initiative d'affaire devint un parc ayant pour thème la religion et le nationalisme catalan. Les deux pavillons qui constituent l'entrée sont un réel triomphe technique. Gaudi utilisa des modules préfabriqués mais c'est du pur Disneyland (les visions de contes de fées ont peut être d'ailleurs été inspirés par Hansel et Gretel de Himperdinck, qui était à ce moment là à l'affiche à Barcelone). Le parc était un amalgame d'influences.

Mais c'est le symbolisme catalan et religieux qui pénètre l'entreprise dans son ensemble. Comme tous ses contemporains Antonio Gaudi considérait que l'emploi du savoir-faire et de matériaux traditionnels catalans constituait un devoir patriotique. Le "trencadis" -- les carreaux cassés encastrés et couvrant les surfaces -- atteint son apogée dramatique dans les bancs en courbe du Théâtre grec, très photographié aujourd'hui et très admiré par Dali et Miro en tant qu'utilisation surréaliste d'objets usuels. Le théâtre grec - un souvenir des gloires du passé classique de la Catalogne - est situé au bout du vaste hypostyle qui aurait du être le marché couvert de la communauté. Le fait que les colonnes doriques contiennent le système de drainage du théâtre grec est typique de l'ingéniosité de Gaudi et de son souci des coûts concernant un projet qui dépassait le budget. Ces colonnes sont faites de ciment et de gravats qui viennent de l'entreprise de Guëll. Les grottes abondent, et font directement référence à l'ancien christianisme catalan si essentiel à la vision des "archéologues cléricaux". Tous les chemins mènent au calvaire, au sommet, comme sur le chemin de pèlerinage vers un autre sanctuaire du Catalanisme: la Vierge de Montserrat. Les colonnes inclinées et à l'aspect rugueux qui soutiennent les routes vers le sommet sont tellement organiques, tellement basées sur des formes naturelles qu'elles n'ont pas du être aisément dessinées sur le papier. Pour sa chapelle de la colonie industrielle de Guëll, Gaudi calcula ses portées avec des bouts de ficelle empesée par des plombs de chasse. Nombre des structures du Parc ont du être improvisées avec l'aide de ses ouvriers au cours du processus de construction lui même.

Les objectifs du Parc peuvent être résumés comme une représentation de l'alliance de ces nouvelles richesses commerciales et de la technologie moderne avec la dévotion religieuse et la fierté régionale. C'était l'objectif commun de tous les architectes du modernisme catalan -- le terme est trompeur pour des lecteurs étrangers pour qui il est utilisée pour couvrir l'ensemble de l'architecture moderne, alors qu'ici il fait uniquement référence à l'extraordinaire explosion d'énergie créatrice en Catalogne entre les années 1880 et le début des années 1920. Deux contemporains de Gaudi, Luis Domènech i Montaner et Joseph Puig i Cadalfach, étaient d'actifs catalanistes. Domènech présida la réunion qui dessina les bases de Maresa (1892), la charte fondatrice du Catalanisme par sa revendication d'autonomie basée sur la langue catalane; Puig i Cadalfach présida sa première incarnation dans le Generalitat. Tout deux acceptèrent l'hypothèse que le catalanisme était ancré dans les traditions catholiques, et cela pour nulle autre raison, ainsi que Robert Hughes le suggère dans sa splendide histoire culturelle de Barcelone, que l'oligarchie conservatrice catalane formait le gros des marchés. Leurs bâtiments glorifient le passée catalan.

Domènech, à mon avis le plus grand du trio, utilisa des briques parce qu'il s'agissait là de produits du sol catalan. Leurs bâtiments et leurs décorations intérieures étaient seulement rendus possible par les traditions d'artisanat local, aujourd'hui disparu: le travail élaboré de ferronnerie et de menuiserie, l'arche bas catalan formé de couches de briques, la technique du trencadis. Mais si l'on regarde de l'intérieur ce qu'était le régionalisme catalan d'un point de vue espagnol, sa production artistique aspirait à l'international, à un statut européen. La recherche entreprise par Domènech d'une architecture qui serait à la fois nationale et européenne était influencée par l'architecte viennois Gottfried Semper. Depuis ses débuts, le modernisme reflétait les styles internationaux: l'art nouveau, les sécessionnistes viennois, le Jugendstil. Sa philosophie esthétique faisait référence à Ruskin: l'architecture en tant qu'entreprise morale. Mais le modernisme n'est pas uniquement une variante locale de l'art nouveau européen. Vous pouvez scruter les bâtiments de Puig i Cadalfach sans rencontrer une seule courbe naturelle, il a pour modèle le roman catalan.

Le chef d' oeuvre de Domènech, le Palais de musique (1905-1908), représente, à la fois par sa destination et par son design, l'alliance de la modernité et de la tradition, un régionalisme catalan qui regarderait aussi vers l'Europe. C'est une cage de verre à structure d'acier techniquement réussie. C'était le lieu de résidence du choeur d'Orfeo, fierté des patriotes catalans; mais il ne programmait que des artistes de renommée internationale. Surtout, il y avait Wagner. Ce n'était pas seulement parce que Wagner avait situé le Graal en Catalogne, mais aussi parce que sa combinaison de la modernité musicale et de l'épopée nationaliste séduisait les nationalistes empressés de paraître à la page, alimentant une "Wagneromania" à Barcelone que Gaudi partageait.

Antonio Gaudi était un nationaliste. Alors que se séparaient les catholiques conservateurs nationalistes, il ne trahit jamais les idéaux du Cercle de Saint Luc, une guilde d'artistes inspirés par la contre-révolution esthétique thomiste de l'archevêque Torres i Bages. Gaudi était un ascète qui s'affamait par un régime végétarien et fuyait le café comme si c'était une drogue. David Mackay écrit qu'il était "hypothéqué" à une religiosité dévorante et réactionnaire qui grandissait autour de lui à travers son travail de la Sagrada Familia. Il interpréta mal son rôle et cela le détruisit.

Quand Antonio Gaudi mourut en 1926, il était une relique embarrassante, quoique sainte, qui errait dans les rues de Barcelone, ses vêtements usés pendant le long de son corps affaibli, demandant l'aumône afin de pouvoir achever sa Sagrada Familia. Le catholicisme en tant que base de la renaissance du régionalisme perdait de son influence au fur et à mesure que le catalanisme était de plus en plus repris par la gauche; les courbes organiques du modernisme furent remplacées par les lignes droites du style international.

Encouragé par de riches clients qui voulaient faire sensation, Gaudi dépassa parfois les limites, les rêves inspirés se transformant en pur kitsch. Evelyn Battleo pensait que cela s'applique parfaitement à la Casa Battleo avec ses stalactites de porcelaine colorées, réminiscences d'un gros gâteau en sucre, qui devait abriter l'ambassade de Turquie. Comme son contemporain britannique Voysey, il croyait que les architectes modernes échoueraient sur le long terme car ils n'avaient pas de religion: "ils sont comme les designers qui dessinent des arbres et des fleurs sans se souvenir ni honorer celui qui les a fait". Gaudi avait toute l'arrogance de celui qui a reçu l'inspiration divine; mais sa tentative de transformer les créations de Dieu en pierre sur la façade de la Sagrada Familia est certainement un échec monumental. Si le bâtiment dans son ensemble nous inspire, ses détails sculptés ne provoquent que de l'étonnement.

Cependant, dans une série sur les architectes modernes dans les années 60, Gaudi l'excentrique avait remplacé Gropius le rationnel. Il est devenu un héros de la culture pour les japonais, qui admirent toujours les échecs héroïques. Si la Sagrada Familia est jamais terminée, l'argent viendra non pas des personnes pieuses de Barcelone mais du fan club japonais de Gaudi. A l'image du parc Guell, la grande synthèse entre la dévotion et la distraction que Gaudi ambitionnait d'accomplir n'a pas d'écho dans notre monde. Comme la Sagrada Familia il a fini en tant qu'attraction touristique prisée.

Copyright © Raymond Carr / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 01 septembre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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