Google | Twitter | Facebook | Blog | Lettre d'information | Fnac | Kobo | iTunes | Amazon

La République des Lettres

Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke
Lettres à un jeune poète

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0207-4
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros
Disponible chez • Fnac • Amazon • Kobo • iTunes

Georges Séféris

Georges Séféris

DERNIÈRE ÉTAPE

Peu de clairs de lune ont réjoui mon coeur.

Il y a l'abécédaire des étoiles dont on essaie à chaque nuit

Malgré la fatigue de chaque jour de dégager le sens

Au travers de la diversité des interprétations

            et de la dissonance des espérances,

Cela reste le plus facile.

Mais maintenant que j'en ai enfin le loisir, que je m'asseois

Pour en faire le décompte, peu de lunes

Me restent en mémoire.

... Des îles couleur de la Vierge en son affliction, tardifs déclins.

Ou encore le clair de lune macabre des villes du Nord,

Enveloppant toute chose -- foules, fleuves, membres humains,

            du poids d'une étrange torpeur.

Cependant ici, hier encore, à cette étape

Qui est bien la dernière de notre voyage

Et où nous attendrons maintenant la levée de l'aube

Comme une dette depuis trop longtemps due

Qu'un avare aurait gardé depuis trop d'années

Dans son coffre-fort, et dont on entendrait,

Lorsqu'enfin vient l'heure du remboursement, tinter

Les pièces d'argent sur la table :

Dans ce village étrusque blotti au creux de la mer de Salerne,

Derrière ce port d'où nous partirons demain pour le retour

De l'exil, aux confins d'une brume automnale, la lune

Est surgie des nuages et sur la rive d'en face

Les maisons en devinrent des émaux / Amica silentia luna.

L'automne pluvieux de cette terre fait pourrir

Et s'infecter maintenant de chacun

            la blessure personnelle

L'on pourrait aussi dire les choses autrement :

            disons le sort, Némésis,

Ou avec plus d'honnêteté, les mauvaises habitudes,

La traîtrise et la fraude,

Ou bien mieux encore peut-être

Le candide égoïsme qui tire profit du sang d'autrui.

L'homme s'use vite à la guerre :

L'homme est mou, une botte d'herbe;

Des doigts et des lèvres affamés pour un sein blanc,

Des yeux qui apprennent très tôt à biaiser

Pour se parer contre la vive lucidité du jour;

Des pieds qui, quelque soit leur degré de lassitude,

Trotteront toujours à nouveau au moindre son

            du mot profit.

L'homme est mou, assoiffé comme l'herbe,

Comme l'herbe aux mille radicelles, ses nerfs

            insatiables.

Lorsque la moisson arrive

Il aimerait toujours autant entendre de sifflement

De la faux dans le champ du voisin.

Lorsque la moisson arrive

Il y a ceux qui font des exorcismes, des rogations,

Ceux qui s'embrouillent dans leurs histoires

            de propriété personnelle,

Ceux qui font des discours

Ou qui écrivent des poèmes.

Mais que diable voulez-vous que l'on fasse

De tous vos exorcismes,

De vos propriétés,

De vos discours et de vos poèmes,

Lorsque ceux qui sont vivants sont au loin ?

N'est-ce pas alors peut-être que l'homme

Devient quelque chose d'autre ? N'est-ce pas justement

Cela que la vie confère :

Que l'on finisse par moissonner ce que l'on sème ?

Toujours tu répètes les mêmes consolations, mon ami;

Pourtant l'exil, la pensée du prisonnier, la pensée

De l'homme, lorsque l'homme lui-même

Est devenu une marchandise...

Essaies tant que tu veux, tu ne parviendras

Pas à effacer cela.

Ce n'est, bien entendu, qu'une association

D'images, une manière comme une autre

De trouver la force de parler de choses

Que l'on s'avoue difficilement, à des moments

De muette détresse ou d'abandon extrême

Auprès d'un ami qui a pu s'évader ou qui apporte

Des nouvelles de la patrie ou de proches.

Et il ne faut pas tarder à s'en ouvrir, avant

Que le séjour en pays étranger ne te frustre,

En l'altérant en lui-même, de l'ami qui t'écoute.

Nous sommes de souche arabe; l'Egypte, la Syrie, la Palestine

Savent nos racines: le royaume liliputien de la Commagène,

Qui comme un feu follet s'est éteint dans la nuit de l'histoire

Revient souvent à l'esprit.

De puissantes cités aussi, prospères pendant mille ans,

Depuis lors devenues parcours de pacage,

Terrains voués à la culture du blé

            et de la canne à sucre.

Nous provenons des sables du désert

            et de la mer de Protée,

Nos âmes flétries par les péchés publics

Tiennent chacune son rang et s'occupent

            de sa situation :

Oiseaux de cage.

Peut-être en fait l'homme aimerait redevenir

            le Roi des Cannibales,

Dépensant ses dernières énergies invendues

Dans la nostalgie de ces champs fleuris où, au son du tambour,

Etrangement masqués, les courtisans se balançaient

            en danse sous le Baobab.

Cependant, lorsque le pays est abattu à coups

            de hâche, dévasté, incendié

Tel une pinède que l'on brûle, que l'on reste là à regarder,

Que l'on soit dans un compartiment de train déraillé,

Sans eau, sans vitres, nuit après nuit,

Ou dans la cale d'un navire en feu, lequel, selon

            tous les calculs de probabilité,

Va couler bientôt...

Ces choses laissent une empreinte dans l'esprit;

Ces choses vont implanter des images, s'enracinent

Tels ces arbres qui laissent choir leurs branches

Jusqu'à en toucher le sol, puis s'enracinent à nouveau,

S'élèvent et ensuite de nouveau s'abaissent

Pour faire souche encore, jusqu'à en couvrir

            des kilomètres carrés.

Notre âme est une forêt vierge d'amis assassinés.

Et si je vous en parle par fable et en paraboles,

C'est pour vous épargner le dire

            de ce qui n'est pas dicible,

C'est-à-dire, l'horreur, l'horreur que l'on ne peut parler

Parce qu'elle est vivante et nous entoure.

Parce que maintenant, comme toujours,

L'horreur oeuvre dans le silence --

Elle s'infiltre jusqu'à en imprégner le jour,

A en noyer le sommeil,

Douleur qui en appelle à la douleur.

S'il faut parler de héros, s'il faut parler de héros:

            Michel,

Les blessures encore ouvertes, qui s'évada de l'hôpital

            militaire,

Je pense, cette nuit-là, qu'il a parlé d'héroïsme,

            Michel, lorsque

Traînant sa patte brisée à travers les ruelles sombres

Il hurla, palpant l'immensité de notre douleur :

"Dans la nuit nous allons, nous avançons dans la nuit."

Les héros vont de l'avant dans la nuit.

Peu de clairs de lune ont réjoui mon coeur.

Georges Séféris, Salerne, 1944 (Traduction de Patrick Hutchinson)

Copyright © Georges Séféris / La République des Lettres, Paris, samedi 01 décembre 2007. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.

Cliquez ici pour vous abonner à la Lettre d'information gratuite

Google | Twitter | Facebook | Blog | | Fnac | Kobo | iTunes | Amazon
Copyright © Noël Blandin / La République des Lettres, Paris, lundi 22 juin 2015
Siren: 330595539 - Cppap: 74768 - Issn: 1952-4307 - Inpi: 4065633
Catalogue des éditions Noël Blandin | République des Lettres
Éditions Noël Blandin | Livres numériques en librairie
Brève histoire de la République des Lettres
A propos de la République des Lettres
Nous contacter