Jacques Derrida

Jacques Derrida

Parce que philosopher c'est apprendre à mourir, apprendre à s'attendre, s'attendre à la mort, t'attendre à ta mort, passer, trépasser, tracer le seuil dans le geste-même qui le rompt... Seuil de la mort, deuil de l'ami, le carrefour problématique où la question se noue, se disjoint dans le même mouvement. Plus de question qui tienne à l'approche de ce point. Il y va peut-être de la question philosophique par excellence, et se faisant de la question comme ce qui lui échappe le plus: l'impasse. Pas de porte. à l'approche de ce point, point d'approche possible: la possibilité de l'impossible arrive. C'est la mort. Le deuil survient comme cette possibilité aporétique de l'approximation d'une mort qui n'est ni crever -- comme une bête --, ni tout à fait décéder, ni par conséquent un mourir simple.

Apories est et n'est pas un livre de Jacques Derrida sur la mort: Apories pointe le passage et le non-passage. Livre qui n'est pas un livre, il y a là une tentative, en tout point aporétique, de finir avec l'aporie comme telle, de mettre un point à l'absence de point final, -- d'en finir avec une mort qui n'est pas que "finir" --, étant entendu que ce point (de) mort ne tombe jamais à point... infiniment (on meurt toujours à contretemps-contrepoint). Déconstruction aporétique de l'aporie de la déconstruction: ce livre qui contient tous les livres de la déconstruction, se ferme sur lui-même, tel une aporie. Mais on peut le lire à l'inverse, pour les mêmes raisons, comme une approche, comme une préface, comme la répétition interminable, d'un livre à venir qui ne viendra jamais. Ou qui ne cesse de revenir. Passe-porte. La mort qui vient, ma mort comme telle, et celle que je m'efforce d'approcher, possible et impossible -- possible parce qu'impossible -- cette seule et même mort, finie, aux variations pourtant infinies, pourrait être un des noms de la déconstruction. Il y va d'un passage de frontière aussi impossible que nécessaire. Toute frontière serait ainsi aporétique.

Ce texte issu d'une conférence prononcée le 15 juillet 1992 vient de paraître après avoir étéinitialement publié dans un Cahier de l'Herne consacré à Jacques Derrida, intitulé Le passage des frontières. Et toutes les frontières sont ici en question. Elles sont politiques par excellence. Elles forment en effet, politiquement, un des points les plus insistants -- en tout cas de plus en plus explicite -- du travailde Derrida ces derniers temps. C'était le cas récemment dans Politiques de l'amitié, qui développe et prolonge à bien des égards un certain "pas" franchit par Apories, mais aussi de Spectres de Marx, de la préface au livre de Mumia Abu Jamal, le militant noir américain condamné à mort, ou encore du séminaire actuel de l'EHESS consacré à la conformation bicéphale hostilité/hospitalité. Les frontières qui séparent les savoirs, tout autant que les questions d'approche ou de méthode, sont une des portes d'entrées d'Apories -- à supposer que ce texte comporte un seuil. Deux approches opposables disputent la scène des savoirs de la mort: dans les traces de Heidegger, dans un premier temps, Jacques Derrida porte ses reproches sur la "thanatologie" des historiens, anthropologues ou psychologues qui présupposent toujours ce dont ils parlent et qui n'abordent finalement jamais la mort; à cela s'oppose justement une tentative heideggerienne de penser la mort comme telle. Mais ce geste si central pour toute l'analytique existentiale du Dasein, Jacques Derrida montre qu'il fonctionne lui-même sur la présupposition qu'on ne peut penser la mort que " rein 'diesseitig'", "de cecôté-ci", en excluant toutes les considérations sur l'au-delà, et cette nécessité est aussi impérieuse, dans Sein und Zeit, qu'indécidée. Martin Heidegger présuppose où il dit ne pas présupposer. D'où s'élance l'hypothèse, donnant partiellement raison aux "thanatologues", que Sein und Zeit serait une séquence parmi tant d'autres de la gigantesque archive de la mort dans l'Europe chrétienne... La mort n'est donc jamais complètement l'objet de ce livre: elle le hante. Aussi Emmanuel Lévinas, Sigmund Freud, et Maurice Blanchot sont constamment au creux d'Apories, sous ce mode. La hantise est aussi une possibilité singulière du seuil, de l'accueil de ma mort et de la mort de l'autre, de ma mort qui est toujours finalement la mort dont l'autre témoigneà ma place, la place du s'attendre soi-même à sa propre mort, la place -- qui affecte le seuil dans l'expérience de son franchissement - du s'attendre l'un l'autre, à la mort. Cette hantise et cette hospitalité, toujours ouverte, mais d'une ouverture qui nous tient en otage, c'est celle d'un rapport à soi qui ne pourrait pas s'instituer sans de l'autre, sans de la mort de l'autre, et d'un rapport à l'autre qui ne se distingue jamais d'une appréhension endeuillée, d'un "il peut toujours arriver que tu meurs". Cette chaîne irréductiblement grinçante et out of joint, (chaînes du ghost-fantôme), cette scène de l'hospitalité (host-hôte) à la mort comme possibilité par excellence de l'arrivée de ce qui arrive (la déconstruction est aussi ce qui arrive), circonscrit la notion de deuil originaire, dont Derrida précise qu'elle n'est ni chez Lévinas, ni chez Heidegger, ni chez Freud. Ma mort suppose le deuil de l'autre en moi, avant même toute rencontre de la mort de tel ou tel autre, de telle ou telle mort. Le deuil originaire est aussi une frontière invisible.

Passeport et reconduite à la frontière. Mumia Abu Jamal s'attend à la mort. Il nous attend à sa mort. Infiniment finie, aussi vraie, la mort de Mumia... est impossible.

-------

Jacques Derrida, Apories (Éditions Galilée).

Copyright © Olivier Morel / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 01 mai 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
Newsletter / Entrez votre adresse e-mail:    

Facebook Facebook   Newsletter Lettre d'info   Twitter Twitter