Jacques Barbaut

"Le plaisir du texte (la jouissance du texte) est comme un effacement brusque de la valeur guerrière, une desquamation passagère des ergots de l'écrivain, un arrêt du coeur (du courage)."

(Roland Barthes, Le Plaisir du texte)

Après Sans Titre (éditions Sillages / Noël Blandin, 1987) et Entrez chez les Fictifs (éditions Plume, 1991), Jacques Barbaut poursuit une traversée ne s'assignant aucune destination, reprend un trajet ne se fixant aucun but si ce n'est celui de faire apparaître des réalités inaperçues jusque-là. Dernier opus d'un "texte" toujours en train de se créer, Le Cahier-Décharge fait événement, maintient, par-delà tout déroulement objectif, le mouvement, propose des solutions inédites, rouvre la littérature à cet inconnu qui la fait sans cesse s'inventer.

Des "fonds de poubelles" et des "bouts de ficelles", des papiers recyclés, des déchets choisis, des "morceaux moisis", des bribes de biographies, d'autobiographie, des restes de correspondance, des chutes de journal intime, tout un tas de résidus littéraires, voilà de quoi le livre de Jacques Barbaut est jonché. Et, entre ces fragments, c'est "Changement de décor", ça bifurque à tout bout de champ, les hiatus, les fourches, les écarts, s'enchaînent. Bref, c'est le règne du "coq-à-l'âne" : "X ouvrit la bouche et ce fut alors le plus gigantesque et inattendu coq-à-I'âne qui se pouvait."

Les morceaux s'agencent au gré de la plus paradoxale des figures de rhétorique, puisqu'au lieu de contribuer à promouvoir, elle s'attaque à la loi d'organisation du discours, défait, en passant sans cesse d'un registre à un autre, toute possibilité de développement lié, puisqu' elle infère un style qui, ainsi que l'avance Henri Michaux, "est l'absence de stylisation, d'accommodation". Plus encore, le "coq-à-l'âne" ne renvoie pour lors pas seulement à quelque choix esthétique, quand bien même on le dirait extrême; il s'affranchit radicalement des concepts qui déterminent traditionnellement la signification, il cesse d'être une manière de dire, un mode de signifier, une modalité, représentationnelle; il ne suscite pas simplement un discours éclaté, mais fait sortir du domaine de la rhétorique discursive, pour ouvrir à la mobilité sensible de l'écriture, pour affirmer la spécificité du texte par rapport à toute notion d'"oeuvre". Ce "procédé", qui vient subvertir les principes de cohérence et de progrès présidant à l'enchaînement des phrases, est en effet lui-même subverti; loin d'occuper une position princeps, il est le premier touché par ce qu'il induit, n'est plus convoqué comme "moyen d'expression", si déconcertant fût-il, mais s'avère immédiatement traité en tant qu'expression productrice, la suite de vocables qui le constitue subit elle-même quantité de bifurcations, est soumise à maintes variations, collusions, inversions, permutations : ainsi "coq" résonne-t-il entre autres en "coque, coquille (d'oeuf et typographique), coquillage, queue, Q, etc.", quant à "âne", il se diffracte en "ânesse, âme, ân(e)agramme, ânonné, Hi-han, IA., baudet, etc."

Familier de Queneau et de Pérec, habitué de l'Oulipo, I'auteur use vertigineusement des potentialités du "mot"; oxymorons, calembours et contrepèteries sont éminemment de la partie, toutes désarticulations au biais desquelles le texte s'engendre comme une espèce de réseau, ou de diagramme dont le mouvement est de translation, de transfert perpétuel, point de croissance interne. Et la surenchère est telle, les recoupements langagiers si nombreux, imprévisibles, fluctuants, qu'aucune instance n'est plus à même de les récupérer, la désagrégation verbale est si poussée, que l'on ne peut même plus, par-delà tous les schèmes de signification, la rapporter à quelque combinatoire "principe de signifiance". Se soustrayant a toute assignation, le jeu s'affirme bien plutôt comme producteur de multiples traits a-signifiants. "Par-delà la synonymie et l'homonymie, I'anonymat", écrit J-F Lyotard, et c'est ce qui se passe avec le "coq-à-l'âne", d'abord, - en deçà de toute genèse ou structure, de toute forme de "forme" - il fonctionne comme impulsion sans nom, puissance ân(e)onyme. Tous les fragments où l'"âne", pour ne s'en tenir qu'à lui, se manifeste, surgissent comme des heurts intensifs, des compositions dynamiques en équilibre éminemment instable, se donnent pour des synthèses disjonctives qui n'opèrent plus de sélection, d'exclusion, mais cessent au contraire de limiter l'un par l'autre, exposent, à travers leur distance, la comique proximité, réversibilité, des termes disjoints. "Au lieu de Pour un tombeau d'Anatole, lire Pour un tonneau d'âne en tôles." Immédiatement, le "dé-lire" de l'âne enclenche un petit agencement qui ne veut rien dire, une connexion lâche dont le jeu desserre l'oppressant déterminisme du sens, - desserrage d'ailleurs maintes fois préconisé par Mallarmé en ses propres termes, par exemple: "éventement de la gravité" - déclenche un court-circuit dont le mécanisme approbateur désamorce tout objet particulier, fait disjoncter toute contradiction; I'"ân(e)agramme" perturbe de conserve les structures canoniques du langage et ce que telle commémoration peut avoir de sentencieux, pour les reverser à une ludique gratuité. Et la paronymie précédente, "- Au lieu de Rose poussière, lire Rase poussière", renvoie, à travers "I'élevage de poussière" de Rrose Sélavy, au fragment où il est question d'un "dos-d'âne" qui, en fêlant un "Grand verre" courant le risque d'être récupéré par le musée, réifié en valeur, autorité, vient rendre à Duchamp ce qui (n')appartient (pas) à Duchamp, - car qu'est-ce que le cahot de ce cassis, sinon "la secousse, I'ébranlement, la perte propres à la jouissance", (Barthes) que le marchand de sel, par "raison ironique", a souvent évoqués. Passages qui appellent ceux où l'on retrouve "Asnier" (dans le rabelaisien pseudonyme "Nasier", et où, à l'enseigne du "facteur cheval" s'inscrivent de distrayantes curiosités du type: "Derri-dada" ou "Rim-baudet". Au biais de ces collisions sont destituées avec cocasserie, suspendues - façon dada précisément - telles figures par contresens perçues comme emblématiques. En rapport de conversion, de recoupement, branchés sur l'animalité par le langage enfantin ou familier, les "grands noms" arrêtent de jouer le mauvais rôle de références mythiques, subissent une déstabilisation qui les extrait du dictionnaire des Idées reçues, les soustrait aux sclérosants décrets de la doxa, et plus généralement à toutes coordonnées de langage et d'existence, pour les rendre à une espèce de vie vibratile, jubilatoire. Advient une extrême contiguïté de la notoriété, sociale, littéraire, et de l'âne ou du cheval, et, pour corrosif que cela soit, il n'y faut entendre aucune vindicative parodie, aucune dérision réactive, ce n'est pas que les célébrités soient métamorphosées en "bêtes", mais quelque chose passe, ne cesse plus de passer, des ceux-ci à celles-là; les prétendus repères culturels basculent dans la "sensation", se perdent dans un influx qui n'est plus spécifié par aucune unité, le cèdent au rire d'un devenir.

Oui, il s'agit bien en ces "joyèmes", pour reprendre le terme forgé par Roger Dadoun, de dérider, d'excéder les soucis névrotiques, de susciter une ré-jouissance plus "profonde" que toute gaieté psychologiquement motivée, une euphorie sans plus de complaisance que de ressentiment, un rire n'ayant rien à voir avec quelque raison de rire, — dites encore, puisque "sous la coquille de l'âme" se cache "encore un âne", un enthousiasme sans mysticisme.