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Federico Fellini

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Correspondance Fellini / Pasolini : Fellini par Pasolini

Entre intransigeance néo-réaliste et trouble baroque, entre idéologie et imaginaire, à l'heure précise où tout bascule, c'est-à-dire où une époque change de poétique... nous sommes en 1965. Un couple exceptionnel part en voiture à la recherche de "la Bombe", la mythique pétroleuse romaine. Ce sont Pasolini et Fellini. Ils ne la trouvent pas; mais après cet étrange voyage Pasolini écrit un extraordinaire portrait, inédit jusqu'à présent en France, du réalisateur de Rimini. Ensuite Fellini, par delà la mort et les malentendus professionnels et idéologiques, répond à son ami disparu.
Je me rappellerai toujours cette matinée où j'ai connu Fellini, une matinée "fabuleuse" selon son tropisme le plus familier. Nous sommes partis ensemble dans sa voiture massive et molle, ivre et très précise, tout comme lui-même, en quittant la Piazza del Popolo, et de rue en rue, nous sommes arrivés en rase campagne. Avions-nous pris la Flaminia? l'Aurelia? la Cassia? La seule chose physiquement certaine était qu'il s'agissait bien de la campagne avec des routes goudronnées, des distributeurs d'essence, quelques femmes, quelques jeunes paysans en vélo et une immense ceinture de verdure baignée de soleil encore froid, qui recouvrait tout. Fellini conduisait d'une main, et éraflait çà et là des bouts de paysage, risquant sans cesse d'écraser les jeunes ou d'atterrir dans le fossé tout en donnant l'impression qu'en réalité une telle chose était impossible. Il conduisait la voiture comme par magie, comme s'il la tirait et la tenait suspendue à un fil. Avec une main posée sur le volant de la voiture donc, maternelle comme une vieille peau et concentrée comme un alchimiste, de l'autre il se tirait et s'enroulait les cheveux, en utilisant son index comme un tour ou un fuseau. Ainsi il me racontait en m'entraînant dans cette campagne noyée dans la suprême et meilleure douceur de la prime saison, l'intrigue des Notti di Cabiria. Et moi, chaton péruvien auprès du gros matou siamois, j'écoutais, un livre d'Auerbach dans la poche.
Je ne comprenais pas encore Fellini. Je croyais identifier en tant que limitation ce qui par la suite s'est avéré être chez lui une immense et totale vertu.
Imaginez un immense escargot, aussi grand qu'une ville -- Knossos ou Palmyre -- où vous pénétrez comme l'un des héros de Rabelais: à l'intérieur vous ne découvrez, au début, que des choses décevantes, comme un pompiste ou une petite pute qui fait le trottoir en tenue de bande dessinée: vous éprouvez un sentiment de disproportion entre l'immensité du lieu et la mesquinerie du concret-sensible qui s'y trouve mais ensuite peu à peu vous vous apercevez que l'escargot-labyrinthe digère et assimile tout dans ses entrailles, horribles et radieuses, vous aussi, si vous n'y prenez garde.
La "forme" humaine que possède en propre Fellini vacille sans cesse: elle tend à se rétablir et à se reconstituer sur le dernier modèle qui l'a "suggestionnée". Une énorme tâche qui selon l'imagination peut ressembler à un poulpe une amibe agrandie au microscope une ruine aztèque un chat noyé. Mais il suffit d'un léger coup de vent d'ouest, d'un dérapage de la voiture, pour tout remélanger et retransformer ce monceau en homme: un homme très doux intelligent malin et effarouché avec deux oreilles créées dans le plus parfait laboratoire d'appareils acoustiques et une bouche qui répand autour d'elle les phonèmes les plus curieux jamais nés du croisement des dialectes de Rome et de la Romagne. Cris, exclamations, interjections, diminutifs, tout l'attirail pré-grammatical hérité de Pascoli.
Je redoutais, d'après son article sur les Notti la disproportion entre le concret-sensible de ton, de cadre et de goût réaliste, et l'imaginaire d'origine presque surréelle, bien que transformé par l'humour. L'ayant noté, je le lui dis le soir suivant (nous étions toujours dans le ventre de sa voiture arrêtée et éclairée dans une grande allée tout bête, là où pouvait s'être amarrée la grande "tapineuse" que nous recherchions, la Bombe). Il m'écoutait blotti, recroquevillé sur un siège rouge, tel une poule couveuse ou tel la Madone del Manto, avec ses grosses joues, ses yeux bistrés où s'imprimait tantôt l'attention lumineuse, tantôt l'angoisse, comme une teinte plus opaque, qui le rendait par moment tellement humain, avec sa rétine, sa pupille noisette, qu'il en devenait presque drôle et extrêmement chaleureux quand, par exemple, il était pris de timidité devant mon Auerbach.
Nous n'avons jamais trouvé la Bombe, bien que nous ratissions toutes ces allées qui serpentent et s'enroulent autour de la Passeggiata Archeologica, avec ses grappes de rouges putains éclairées de biais par les feux des voitures et ses malfrats, par cliques ou solitaires, à califourchon sur les murs, leur petit cul cambré et le col du blouson gracieusement relevé autour de leurs têtes soignées comme des gâteaux de mariage, la raie droite et blanche, les frisettes, la banane au vent.
La Bombe fut pendant de nombreuses nuits notre unique but: la retrouver, en train de racoler parmi les arbres des allées ou au Colisée ou entre les portails de la Piazza Cavour, n'était pas loin d'avoir acquis une signification symbolique. En réalité, la trouver, nous ne le voulions pas vraiment, et nous ne l'avons pas trouvée. La Vérité doit rester cachée, intérieure et idéale.
A sa place nous avons trouvé de nombreuses reproductions des aspects terrestres et quotidiens de la Vérité. A foison. Et moi, donc, je croyais que la Vérité était une et commune à nous deux: ou du moins qu'il y avait en nous et entre nous une zone franche ou l'accueillir ou la reconstruire ou l'analyser ensemble.
Dans le scénario que j'avais lu, je sentais le danger qui est pourtant resté présent dans ce chef-d'oeuvre qu'est La strada: la coexistence d'une réalité "réelle", vue avec amour et plénitude (le monde de l'Italie des Apennins, avec paysages et figures, petites places et champs, soleils et neige, épisodes en style "humilis" voire même "piscatorius", gens de tous les jours, paysans et putains: bref le monde, le monde "tout court") et une réalité stylisée (la réalité de Gelsomina, et, en partie, du Matta): la coexistence de l'invention pure et d'un a priori stylistique de la poésie et du "poétique". Le problème était d'obtenir l'amalgame: élever un peu le Milieu vers Cabiria et rabaisser un peu Cabiria vers le Milieu.
Je croyais que cette opération pouvait se produire en Fellini à travers les voies rationnelles de la critique et même de... l'historiographie. En réalité Fellini, avec son oreille ultra-fine, devait m'écouter avec la patience avec laquelle on écoute un fou et bien évidemment il me donnait raison, feignant d'être très absorbé par le problème esthétique ainsi présenté. Mais Fellini n'est pas un novateur conscient du goût néo-réaliste en tant que moment culturel et historique: son innovation est d'autant plus violente et explosive qu'elle inconsciente et non engagée.
Il se greffe sur le mouvement néo-réaliste à travers l'apprentissage technique: en tant que tel, il est totalement immergé dans l'action, se brûlant dans un excès de lumière. Plongé dans son domaine particulier, Fellini, déjà là en cette circonstance, n'était pas en mesure d'observer -- et donc ne voulait pas le faire -- l'horizon général d'une culture en développement. Les données du développement lui tombaient directement du ciel, prenaient forme en son âme. Fellini a appris l'existence d'une réalité et du réalisme par un procès immédiat et non pas problématique. Rossellini a pu l'influencer dans ce sens l'amour pour la réalité est plus fort que la réalité, l'organe qui voit et qui connaît demeure immensément dilaté par la suractivité de la vue et de la connaissance.
Le monde réel des films de Rossellini et de Fellini est transfiguré par leur excès d'amour pour la réalité. Aussi bien Rossellini que Fellini mettent dans la représentation, dans le cadrage, une telle intensité d'amour pour le monde cerné par l'oeil -- oeil mille fois oeil -- de la caméra, brutal et obsessionnel, qu'ils suscitent souvent tragiquement l'impression d'un espace en trois dimensions (rappelez-vous cette séquence où les Vitelloni rentrent la nuit en donnant des coups de pieds dans une boîte): même l'air est photographié.
A l'heure qu'il est, Fellini a une fonction miraculeuse, celle de sauver le néo-réalisme, justement grâce à ses vices, de le rendre efficace dans ses formes marcescentes et fascinant dans ses obsessions stylistiques.
Renouveler consciemment le néo-réalisme, en reconnaissant les reviviscences, les résidus, les erreurs, semblerait impossible actuellement, justement à cause de l'absence d'une conscience culturelle peine- et en l'espèce à cause du laisser-aller politique provenant d'une nouvelle théorie nationale et de la déception succédant à l'enthousiasme dans le camp de l'opposition marxiste.
Fellini, disions-nous, n'est pas un novateur conscient de principes stylistiques. Sa conscience stylistique est immense, voire même excessive, monstrueuse même, mais elle est complètement immergée, enfouie, dans son monde intérieur et son sens de la technique.
Du néo-réalisme, il a à la fois pris les vertus et les vices, la fraîcheur et la vieillesse, le charme et la pacotille: et il a tout fait exploser au nom de son amour de la réalité qui est non seulement pré-réaliste mais également préhistorique. Mais qu'est-elle donc, cette réalité, pour Fellini? Je dirais que c'est une composition sur un ton à la fois fascinant et pathétique de mille détails de la réalité: dans des aspects de la nature jusqu'aux concrétions désormais moribondes d'une civilisation, et aux produits sociaux -- mais ceux-ci exprimés sous une forme extrême et immédiate pour obtenir un maximum d'actualité, de proximité et d'évidence -- tous modalités et aspects de la superstructure sociale et des moeurs plutôt que de la structure et de l'Histoire.
Et en effet, cette réalité sociale (regardez les Vitelloni et les Bidonisti) aimée d'un amour sensuel et exclusif est sans cesse contredite dans sa rationalité, dans sa norme, par la prédominance de personnages extraordinaires, marginaux, extravagants: de petits êtres inutiles et oubliés qui déchaînent de violents courants d'irrationalité dans le monde pourtant violemment vrai et plausible qui les entoure. La réalité de Fellini est un monde mystérieux- horriblement hostile ou éperdument doux- et l'homme de Fellini est une créature tout aussi mystérieuse qui vit à la merci de cette horreur ou de cette douceur.
Telle était Gelsomina. Et telle est, réalisée beaucoup plus poétiquement, Cabiria.
Un styliste appellerait le réalisme de Fellini "réalisme créatural", un réalisme typique de la vitalité des moments de transition: il y manque une idéologie unique et absolue sur laquelle développer et intégrer le monde de la création artistique et il y manque par conséquent, toute certitude de pouvoir communiquer et connaître.
De nos jours le monde objectif, historique et social est divisé: ses théologies morales ont deux directions: il y a non seulement un rideau géographique qui le déchire -- immense tente -- et s'insinue d'idée en idée, d'oeuvre en oeuvre, de système en système. Ne pouvant se partager en deux et ne pouvant être tout d'un côté ou de l'autre, il semble donc qu'il ne reste plus à l'homme moderne dans cet interrègne, d'autre possibilité de réalisme que celui-là, la créature seule et perdue dans son désespoir et sa jouissance au sein d'un monde mystérieux. Qui est d'ailleurs un moment pré-religieux, ou religieux en profondeur.
Fellini représente ce moment de notre histoire, et je le répète, avec d'autant plus de violence, d'évidence et de charme qu'il y a été amené plutôt par son instinct que par sa conscience (par ailleurs, énorme et anormalement doué dans le domaine technique, dans la magie du ton).
Avec cette sécrétion calcinée, gangrenée et précieuse comme une perle, avec ce bubon diamantifère, j'ai travaillé quelques semaines, toujours emporté dans l'équivoque dont je parlais: ensuite peu à peu, j'ai compris que Fellini est une savane pleine de sables mouvants, qui nécessite qu'on y pénètre, soit à l'aide du guide noir de la mauvaise foi, soit de l'explorateur blanc de la rationalité, mais que ni l'un ni l'autre ne pouvaient suffire, et que le territoire resterait inexploré si le même Fellini ne nous envoyait, pour nous servir de guide, distraitement et comme par hasard, un petit oiseau magique, un grillon savant, un papillon sorti de Pascoli. Ainsi j'ai pu enfin établir notre relation. Mais peut-être n'était-ce pas nécessaire: de toutes les façons Fellini prend ce dont il a besoin chez ses collaborateurs qu'ils comprennent ou qu'ils ne comprennent pas. Tu parles, tu écris, tu t'enthousiasmes lui, il s'en amuse, et silencieusement puise dans le fond.

Copyright © Pier Paolo Pasolini / La République des Lettres, mercredi 01 juin 1994

 

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Paris, mercredi 19 novembre 2008