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La République des Lettres

Abdelkébir Khatibi

Abdelkébir Khatibi
Triptyque de Rabat

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0122-0
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros
Disponible chez • AmazoniTunes

Martin Heidegger

Martin Heidegger

En 1945, Thomas Mann donna une allocution radiodiffusée intitulée Des Allemands et de l'Allemagne, dans laquelle il fit l'observation suivante: il n'y a pas deux Allemagne, une bonne et une mauvaise, mais seulement une qui, par une astuce du Malin, transforma le meilleur en pire. Pour l'auteur de Mario et le magicien, cet aveu représenta un revirement. Dans cette célèbre histoire, il avait montré l'assistance d'un théâtre se laissant, contre tout discernement, captiver et séduire par un charlatan, exactement comme les Allemands dans les années '30 avaient été hypnotisés par un petit caporal autrichien apparaissant comme le Messie. A la fin de la guerre, cependant, Mann se rendit compte que les horreurs du nazisme ne pouvaient être comprises comme une simple hypnose collective. Le problème n'était pas seulement Hitler ou l'hitlérisme, mais aussi qu'une vaste majorité d'Allemands avaient consciemment et volontairement fait plus de la moitié du chemin vers le Führer. La prise du pouvoir par Hitler n'a pas été un Betriebsunfall, comme les Allemands d'après-guerre aimaient à le dire, une sorte "d'accident industriel" imprévisible qui arriva à la nation de l'extérieur et laissa indemnes les traditions allemandes. Bien plutôt l'impérialisme génocidaire qu'il déchaîna sur l'Europe représentait l'apogée des tendances profondes de l'histoire allemande elle-même. Mann implorait ses compatriotes de ne pas être trop tolérants envers eux-mêmes. Leur tâche, insistait-il, était d'épurer les comptes, de faire le bilan de leur patrimoine national, de Herder à Heidegger, afin d'identifier et de confronter les illusions spécifiquement allemandes qui causèrent la catastrophe.

Martin Heidegger se risqua à son propre récit des fortunes de l'Allemagne. Il était inflexible sur le fait que ce qui s'était passé était essentiellement un phénomène européen et non typiquement allemand. (Son étudiante Hannah Arendt partageait cette approche). Bien sûr, il n'avait pas complètement tort. L'Allemagne est loin d'avoir été la seule à choisir une solution fasciste ou autoritaire aux maladies politiques de l'entre-deux guerres. Mais Heidegger n'était pas un analyste ordinaire du désastre. Son récit était tronqué pour une raison simple: il avait lui-même soutenu le régime nazi. Il dessinait une prophylaxie rétrospective contre ses propres paroles et actes. Dans la vision de Heidegger, les horreurs du nazisme étaient seulement un monumental exemple de "l'oubli de l'être" pour lequel les Allemands ne portaient pas de responsabilité spéciale. Toute la civilisation occidentale, croyait-il, s'était de même écarté de la vérité philosophique première. Dans l'Introduction à la métaphysique, qui sortit en 1953, Heidegger soulignait même que le fascisme allemand était le seul parmi les mouvements politiques occidentaux qui, pour un moment, avait maîtrisé la relation entre la technologie et l'homme moderne. "En cela réside la vérité intérieure et la grandeur du National Socialisme". La tragédie devait être recherchée dans les limitations intellectuelles des nazis: "Ces gens étaient de loin trop limités dans leur pensée". Pathétiquement, Heidegger en resta à répéter dans son propre esprit ce qui aurait pu être si Hitler avait tenu compte non de l'appel des guerriers imbéciles du parti mais de celui de l'être, tel qu'il était relayé par le sage de Fribourg. Avec un brin d'attention à l'ontologie, le nazisme aurait pu réaliser son véritable potentiel.

Hannah Arendt développa son récit du cataclysme dans Les origines du totalitarisme qui parut en 1951. C'est ce travail qui lui conféra une réputation internationale de penseur politique. C'est un travail brillant mais son enseignement est souvent prétentieux et son argumentation pesante. C'est, en bref, Arendt dans sa quintessence. Les lecteurs furent éblouis par son intelligence, mais cet éblouissement laissa une considérable perplexité dans son sillage. Un ouvrage aussi magistral peut-il être erroné dans ses concepts ou dans ses détails ? Et, si les détails sont inexacts, l'ensemble est-il plausible ? Dans la troisième partie du livre appelée L'antisémitisme, les récits faits par Arendt de la vie de(s) Juifs de cour, des maux des banquiers juifs parvenus, du salon proustien, du chauvinisme du juif Disraëli, sont tous hauts en relief, mais qu'ont à faire ces détails avec le phénomène à expliquer, c'est-à-dire avec l'avènement du totalitarisme ? Hannah Arendt avait mis le doigt sur l'innovation la plus importante de la vie politique du XXe siècle. Elle avait été parmi les premiers à reconnaître que le totalitarisme comme forme de régulation était un novum, une authentique nouveauté dans l'histoire politique. Les régimes de Staline et de Hitler étaient différentes du genre des tyrannies traditionnelles qui laissaient généralement les populations civiles dans la paix domestique. Contrairement à ces dictatures modernes qui, en accord avec un esprit de mobilisation générale, demandaient la complicité active de leurs sujets. Arendt avait saisi ces aspects de l'expérience totalitaire comme personne ne l'avait fait avant elle. Mais il y avait des faiblesses manifestes dans son analyse, et elles laissèrent perplexes les spécialistes. Son travail était divisé en trois grands chapitres: l'antisémitisme, l'impérialisme, et le totalitarisme. Elle méprisait la notion traditionnelle de causalité en histoire - l'idée simple que certaines circonstances historiques ont été produites par des facteurs antécédents identifiables - la considérant comme excessivement déterministe. Dans la tradition des Geistwissenshaften, elle soutenait que dans les sciences de la nature nous cherchons à "expliquer", mais qu'en histoire nous cherchons à "comprendre"... Elle caractérisait l'antisémitisme et l'impérialisme comme des "éléments" qui venaient ensemble ou se "cristallisaient" dans la forme de la pratique totalitaire moderne. Mais qu'est-ce qui exactement donnait un essor à ce mystérieux processus de cristallisation ? Son récit demeurait là obscur.La problématique d'Arendt souffrait d'un désiquilibre massif. La partie sur le totalitarisme traitait presque exclusivement de la théorie et de la pratique du National Socialisme. La discussion sur le Stalinisme était ajoutée comme une réflexion après coup. De plus, alors que le National Socialisme et ses crimes horribles seraient inconcevables sans l'antisémitisme qui était la pierre angulaire de l'idéologie nazie, dans la vision du monde stalinien il a joué un rôle négligeable. Si, dans un des deux exemples historiques majeurs de gouvernement totalitaire, un des deux est en grande mesure absent, quel pouvoir explicatif positif conserve le modèle de l'auteur ? Dans son analyse, les lignes de partage entre les oppresseurs et les opprimés sont subitement estompées. Les Juifs sont accusés d'être un peuple apolitique, comme si c'était là un destin qu'ils avaient librement choisi. Arendt conclut qu'en de nombreuses circonstances les Juifs avaient bêtement appelé à la persécution historique sur eux-mêmes. L'arrogance des Juifs - sous la forme du mythe du peuple élu - joue un rôle prééminent dans son récit. Disait-elle que les Juifs méritaient leur destin ? certes non, sauf dans le sens où le héros d'une tragédie grecque dit avoir mérité son sort.

L'arrière-plan théorique pour quelques-uns des traits les plus sinistres de Eichmann à Jérusalem avait d'ores et déjà été établi. Le problème juif d'Arendt fit surface à la fin des années '20, comme ce fut aussi le cas pour de nombreux juifs intégrés. Beaucoup découvrirent leur propre judaïté pour la première fois dans le bain d'acide de l'antisémitisme de ces années là. Ils ont soudainement été forcés d'affronter le fait que les vies qu'ils menaient étaient fondées sur l'illusion; et cette désillusion fut spécialement amère pour les Juifs de bonne éducation, qui avaient cru que la Bildung était le grand égalisateur, leur ticket d'admission aux privilèges de la société allemande. Hannah Arendt aussi avait cru que si elle assimilait une quantité suffisante du Geist, les portes de la société allemande s'ouvriraient magiquement.

Mais elle n'avait pas seulement un problème juif, elle avait aussi un problème Heidegger. Et ils furent, à certains égards, étroitements liés. L'affaire de coeur entre Martin Heidegger et Hannah Arendt, qui commença dans les années '20, quand il était son professeur, est de notoriété publique. Il y a eu beaucoup de spéculation sur les conséquences personnelles et intellectuelles de cette liaison. Dans son livre, Elzbieta Ettinger met toutes les spéculations à plat. Voici donc l'essentiel de l'histoire de ce dernier tango à Weimar. Par une lecture précautionneuse de la correspondance entre Heidegger et Arendt, qui fut pendant longtemps indisponible pour les spécialistes (par respect notamment pour la veuve de Heidegger, morte récemment), Ettinger a fidèlement reconstitué les hauts et les bas de leur imbroglio sentimental. Elle cite abondamment les lettres d'Arendt à heidegger qui sont composées dans le style expansif du haut romantisme allemand. Les phrases de Heidegger, elles, sont paraphrasées, en accord présume-t-on avec les dispositions contraignantes de son testament.

Cette passion complexe débuta en 1925. Heidegger avait 35 ans, était père de deux enfants, et avait déjà la réputation d'être un philosophe prodige, l'héritier du mouvement phénoménologique initié par son mentor Edmund Husserl. Il avait rejoint la philosophie et l'Université après avoir rejeté la théologie et l'Eglise, mais il avait gardé une conception sacerdotale de lui-même. On venait nombreux à ses cours, et pour éviter la foule il fixait l'horaire de ses conférences au point du jour. Arendt, en 1925, était une frêle jeune fille de 18 ans venant de Koenigsberg en Prusse orientale, la ville de Kant. Elle était issue des couches supérieures d'une famille juive assimilée. Son père mourrut de la syphilis en 1913 et sa mère s'était remariée quelques années plus tard. Du jour au lendemain, Hannah eût deux demi-soeurs avec qui elle avait peu en commun. Son sentiment d'exil était aigü. Dans un récit de jeunesse enflammé et peu assuré, intitulé Les ombres, elle se lamentait sur "sa jeunesse trahie". Heidegger la rencontra à l'Université de Marburg à la fin de 1924. Quelques mois plus tard, leur histoire d'amour commença. Heidegger aurait pu être congédié de son poste si les amoureux avaient été découverts et sa femme était notoirement jalouse, spécialement des étudiantes qui étaient hypnotisées par son mari. Elle était aussi antisémite.

Arendt et Heidegger formaient un couple plutôt invraisemblable. Elle était la séduisante jeune juive cosmopolite; il était catholique, provincial et fier de l'être. Selon le témoignage de l'ami de Heidegger, Henrich Petzet, le magicien de Messkich se sentait mal à l'aise avec la vie des grandes villes, "et c'était spécialement vrai de l'esprit mondain des cercles juifs des grands centres urbains de l'ouest". En 1933, dans sa tristement célèbre allocution rectorale à l'Université de Fribourg, il se donnait du mal pour faire l'éloge des "forces qui sont enracinées dans le sol et le sang du peuple allemand". Une lettre récemment retrouvée, datée de 1929, le montre se lamentant sur la judification rampante de l'esprit allemand. Et ceci quatre ans avant que Hitler n'arrive au pouvoir. Le nazisme de Heidegger n'était pas une question d'opportunisme. Certains ont pointé la liaison avec Arendt comme une preuve de "l'oecuménisme" de Heidegger, et même d'une tendance philosémitique cachée. Peut-être bien, mais c'est un homme qui n'avait pas grand scrupule à être membre conseiller de l'Académie pour le Droit allemand, avec comme collègues des gens tels que Julius Streicher, principal fournisseur de la pornographie antisémite nazie et éditeur du Stürmer, ou Hans Frank, futur gouverneur allemand de la Pologne. Le credo de cette organisation était d'établir les bases de la loi allemande sur le respect des principes de "la race, de l'état, du Führer, du sang, de l'autorité". Et Heidegger travailla en compagnie de tels hommes jusqu'en 1936.

Il apparait que la relation de Heidegger avec Arendt, bien que non exempte de tendresse, était profondément asservissante. Les deux se rencontraient clandestinement, généralement dans la mansarde d'étudiante d'Arendt, selon les horaires et l'envie de Heidegger. L'impératif du secret devint pesant. Environ un an après le début de leur relation, Arendt décida de rejoindre une autre Université. Elle voyait ce déplacement comme un sacrifice en faveur de Heidegger. Comme elle lui expliqua dans une lettre, elle consentit à cette décision "par amour pour vous, pour ne pas causer plus de difficultés qu'il n'y en a déjà". Heidegger prit des dispositions pour qu'Arendt étudie avec son ami Karl Jaspers, à Heidelberg. Arendt était profondément blessée par Heidegger. C'était comme s'il avait payé en retour son intimité et sa confiance en la bannissant. à Heidelberg, elle refusa obstinément de lui fournir sa nouvelle adresse. Puis leurs rendez-vous amoureux continuèrent pendant deux années au rythme des haltes le long de la ligne ferrovière Marburg-Heidelberg. Peu après sa nomination à Freiburg en 1928, Heidegger rompit brutalement leur relation. Un an après, elle épousait Gunther Anders, anciennement Gunther Stern, journaliste de Berlin et associé à Brecht. Jusqu'au bout, pourtant, Arendt est demeurée sous l'emprise du magicien. En 1974, un an avant sa mort, elle lui écrivit dans un langage révérent et quelque peu sublimé: "personne ne peut faire un cours à votre façon, et personne ne l'avait fait avant vous".

En 1928, Arendt rédigea une thèse sous la direction de Karl Jaspers concernant le concept d'amour chez Saint Augustin. L'essai est une reconsidération phénoménologique orthodoxe des doctrines d'Augustin. Arendt y affrontait la difficulté de savoir comment on pouvait concilier la théorie de l'amour du prochain avec la conviction augustinienne qu'une authentique relation au monde doit être médiatisée par une relation à Dieu. Elle essaya de travailler le problème de "l'être-avec-les-autres" (un point central d'être et Temps de Heidegger, publié en 1927) tel qu'il pouvait s'appliquer aux théories de Saint Augustin. Arendt publia sa thèse en 1929 dans diverses revues. Les théologiens furent repoussés par sa mauvaise volonté à prendre en compte la littérature existente. En vérité, l'ouvrage est le travail d'une disciple strictement fidèle. Il a été écrit à une époque où une intellectuelle juive en Allemagne pouvait encore entretenir l'espoir d'une carrière universitaire dans le milieu conservateur et réactionnaire de l'Académie allemande. Plus intéressant, La notion de "Communauté" qu'Arendt découvre chez Augustin est plutôt morbide et oblique, trempée par un voile de larmes théologiques. C'est la communauté lugubre des déchus, les coupables qui peuvent retracer leur lignée à partir du premier pêcheur dans l'Eden: "La descendance commune de l'humanité est sa part commune dans le péché originel. Ce caractère scandaleux (cet état de péché), conféré par la naissance, concerne nécessairement tout le monde. Il n'y a pas d'échappatoire. Il en est ainsi pour chaque personne. Tous sont coupables". Il est singulier de voir une juive laïque éclairée et assimilée, élevée dans la phénoménologie existentielle, accepter ainsi le péché originel. Mais c'est Arendt elle-même, en fait, qui a plus tard articulé les défauts intellectuels de cette lugubre notion théologique de communauté.

Dans le livre suivant d'Arendt, une étude concernant une juive du XVIIIe siècle, Rahel Varnhagen, elle devait produire de cinglantes critiques des phantasmes de l'introspection et des désillusions de l'assimilationnisme. Et sa répudiation de la charpente thématique de l'étude sur Augustin fut très explicite. Dans ce livre, elle en vint à associer l'introspection avec un type de refus du monde factice et illusoire. A ses yeux, elle devenait non un instrument spirituel mais une forme de déni psychique, garantissant une sensation d'autonomie intérieure qu'au prix d'une indifférence fatale envers la réalité. Elle représente la forme ultime de l'aveuglement narcissique: "Le mensonge peut faire oublier l'environnement extérieur que l'introspection a déjà converti en facteur purement psychique".

Suite à la fin traumatique de sa liaison avec Heidegger, Arendt s'offrit un adieu peu sentimental à la philosophie allemande. Alors que la République allemande était au bord de l'effondrement, une grande confusion devait régner dans son esprit. La philosophie allemande à l'appel de laquelle elle avait une fois trouvé sa vocation, semblait maintenant complètement impliquée dans la montée du fascisme. Sur un plan plus personnel, elle était scandalisée par la vitesse à laquelle les haut-représentants de la culture allemande s'étaient soudain transformés en nazis convaincus et en antisémites passionnés. En 1933, après que Heidegger fut devenu recteur de l'Université de Freiburg et qu'il eût assumé la responsabilité des décrets anti-juifs dans cette institution; qu'au même moment, Husserl devait se plaindre de sa déception pour "l'antisémitisme de plus en plus fort de Heidegger", Arendt lui envoya une lettre particulièrement significative. Et dans un entretien de 1964, elle décrivit sans équivoque sa désillusion avec les intellectuels allemands: "Le problème n'était pas ce que faisaient nos ennemis, mais ce que faisaient nos amis... Parmi les intellectuels, le Gleichshaltung (enrégimentement total de la société dans l'hitlérisme) était de rigueur... J'ai quitté l'Allemagne dominée par l'idée - bien sûr quelque peu exagérée - du jamais plus ! Je ne voulais plus jamais être impliquée dans quelque relation intellectuelle que ce soit afin de ne plus me retrouver dans une telle situation". Après les révélations d'Ettinger, il est difficile de ne pas croire que ces mots aient été prononcés avec Heidegger en tête.

L'amère désillusion d'Arendt à propos de son identité juive la conduisit à un revirement dramatique dans ses centres d'intérêts intellectuels. Presqu'aussitôt qu'elle eut fini sa thèse sur Augustin, elle commença les recherches pour son étude sur Rahel Varnhagen, femme de salon du Berlin des Lumières. Elle sous-titra explicitement son livre: "La vie d'une Juive". à la lumière de ce que nous savons maintenant sur sa romance maudite avec Heidegger, la nature profondément biographique du livre devient claire. Varnhagen était une femme juive qui a longtemps lutté pour garder son identité juive à distance mais, à la fin, elle apprit à se réconcilier avec ses origines, avec sa marginalité de Juive au milieu de Gentils hostiles. Ses derniers mots, comme l'a raconté Arendt, furent: "la chose qui toute ma vie me sembla la plus grande honte, qui était la misère et l'infortune de ma vie - être née juive - je ne voudrais pour rien au monde l'avoir manquée".

Dans une réaction comparable devant l'expérience de l'antisémitisme et la montée du nazisme, Arendt commença à affirmer sa propre judaïté. En exil en France durant les années '30, elle travailla avec le mouvement de jeunesse Aliyah pour faciliter la réimplantation de jeunes juifs en Palestine. En 1935 elle y emmena elle-même un groupe d'enfants. Un principe des Lumières universellement accepté voulait que les Juifs, peuple attardé et inculte, pourraient être acceptés seulement quand ils se dépouilleraient de leur judaïté, ce facheux atavisme. Selon Arendt, les Juifs de la Prusse de l'époque de son héroïne souffraient d'une fausse conscience collective: "Les Juifs ne voulaient même pas être émancipés comme un Tout; ce qu'ils voulaient, c'était échapper à leur judaïté, comme individus si possible". Combien profondément Arendt a-t-elle dû s'identifier avec sa protagoniste ! Rahel était un archétype du "pariah" juif. Les parralèles avec sa propre histoire d'amour avec l'Autre ont dû la frapper.

Mais il y a un autre aspect du livre sur Varnhagen qui mérite un examen à la lumière de ce que nous savons à propos des relations affligées d'Arendt et de Heidegger. Il s'ouvre avec une polémique soutenue contre les illusions du romantisme allemand, et spécialement contre les dangers d'une sensibilité dans laquelle les valeurs de "l'intériorité" ont été élevées au statut de fin suprême de l'existence humaine. Cette attaque contre le Geist contient quelques-uns des écrits les plus sincères et les plus puissants de l'oeuvre d'Arendt: "Le souvenir sentimental est la meilleure méthode pour oublier sa destinée. Cela présuppose que le présent soit converti en un passé "sentimental"... Le présent s'élève toujours le premier hors de la mémoire, et il est immédiatement conduit dans les profondeurs intérieures, où tout est éternellement présent, puis converti en virtualité. Ainsi le pouvoir et l'autonomie de l'âme sont assurés. Assurés au prix de la vérité, il faut le reconnaître, car sans réalité partagée avec d'autres êtres humains, la vérité perd toute signification. L'introspection engendre un penchant au mensonge". Ainsi, l'étude sur Varnhagen représente un réquisitoire ferme et sans compromission contre les espoirs de sa propre jeunesse. La fin de sa relation avec Heidegger et la montée du nazisme ont dû se mêler de façon torturante dans son esprit. Et ces dilemnes s'avivèrent en 1933, lorsqu'elle apprit la retentissante adhésion de Heidegger au parti nazi. Il n'est guère étonnant que, trente ans plus tard, dans ses premières paroles publiques sur l'engagement nazi de Heidegger, il était devenu "Le dernier (nous l'espérons) romantique".

En 1950, en Allemagne, Arendt et Heidegger se réconcilièrent joyeusement. La rencontre transforma la critique inébranlable en fidèle défenseur. La réputation de Heidegger avait été ternie par sa notoriété de collaborateur nazi et il avait été mis au ban de la vie universitaire. Il avait besoin d'un publiciste et d'un ambassadeur. Hannah faisait l'affaire. Plus important, elle était juive reconnue, et son soutien pouvait aider à neutraliser les accusations persistantes concernant son antisémitisme. Arendt décrivit leur premier contact depuis deux décennies de façon dithyrambique: "Ce soir et le matin suivant sont une confirmation d'une vie entière. En fait, une confirmation à jamais espérée". Elle devint l'agent américain de Heidegger, surveillant avec diligences les contrats et les traductions de ses livres. Un des épisodes les plus drôles du récit bien troussé de Ettinger révèle un Heidegger, vieux et près de ses sous, surveillant la vente du manuscrit de Sein und Zeit. Et Arendt obéissait avec soumission, consultant experts et offrant conseils minutieux. Avant cette réconciliation, dans sa correspondance avec Jaspers, les dénonciations du vieux maître par Arendt étaient redoutables. En 1950, son ton changea complètement. Par la suite, selon Ettinger, "à tous égards, elle fit ce qu'elle pouvait pour blanchir son passé nazi". Ainsi, dans sa contribution à une festchrift commémorant le 80ème anniversaire de Heidegger, Arendt sortit de son propos dans une longue note de bas de page pour contester une quelconque relation essentielle entre la pensée de Heidegger et son soutien à Hitler. Elle prétendait que "Heidegger corrigea lui-même son 'erreur' plus rapidement et plus radicalement que beaucoup de ceux qui se dressèrent en juges au-dessus de lui. Il prit plus de risques qu'il n'était usuel de le faire dans la vie littéraire et universitaire allemande pendant cette période". Mortes étaient les condamnations passionnées de l'intériorité romantique et de ces illusions allemandes selon lesquelles le monde pouvait être un taudis aussi longtemps que le palais aux idées du penseur demeurait intact. Morte aussi toute trace de sa précédente description critique de Heidegger comme "dernier (nous l'espérons) romantique". Par un revirement abrupt, elle affirmait désormais que le nazisme était un phénomène né dans le ruisseau, de telle sorte qu'il n'avait rien à faire avec la vie de l'esprit.

Comment Heidegger récompensait-il une telle dévotion aveugle ? égoïstement bien sûr. Il restait incapable de reconnaître que son ancienne étudiante et maîtresse était devenue une intellectuelle de stature mondiale. Quand la traduction allemande de Origines du totalitarisme sortit, il répondit avec des mois de silence glacé. Et lorsque, quelques années plus tard, Arendt lui envoya fièrement l'édition allemande de La Condition humaine, qu'elle avait voulu lui dédier ("Il vous doit tout jusqu'au moindre regard"), elle commenta, désabusée, dans une lettre à Jaspers: "Je sais qu'il trouve insupportable que mon nom apparaisse en public, que j'écrive des livres, etc... Depuis toujours, je lui mens à mon sujet, prétendant que les livres, mon nom n'existent pas et que je ne sais même pas compter jusqu'à trois, à moins que cela ne concerne l'interprétation de ses travaux".

En 1963, Arendt publia Eichmann à Jérusalem. Elle ne se remit jamais vraiment du scandale résultant du passage dans lequel elle donnait à entendre que le comportement des officiels du Conseil Juif était comparable à celui des bourreaux nazis. éludant la complexité de ces heures noires, Arendt soutenait que "le rôle des dirigeants juifs dans la destruction de leur propre peuple est sans aucun doute le chapitre le plus sombre de toute cette sombre histoire". Elle parlait même de l'extraordinaire penseur et dirigeant juif-allemand Leo Baeck comme du "Führer juif" (une remarque qu'elle a eu le bon sens d'effacer dans la seconde édition du livre), décrivait le procureur juif d'Eichmann comme "un juif galicien qui parle sans ponctuation, comme un élève zélé qui vient montrer tout ce qu'il sait" et - ultime affront venant d'une juive de haute extraction - l'accusait d'avoir une mentalité de ghetto. à ce renversant manque de sympathie pour les victimes, Arendt ajouta sa fameuse déclaration selon laquelle le mal que les nazis infligèrent aux Juifs était, pour l'homme à la barre qui n'avait eu d'égaux qu' Himmler et Heydrich dans la responsabilité de la solution finale, "banal". Admettant les dénégations d'Eichmann sur leur bonne mine, elle affirmait qu'il avait une faible conscience de sa culpabilité. Elle insinuait qu'il n'y avait pas eu "d'intentionnalité" dans ses crimes: Eichmann était simplement un rouage dans une machine bureaucratique de masse dans laquelle l'infraction était devenue la règle. La plus puissante accusation qu'elle put prononcer contre lui et les autres nazis était celle de "manque de réflexion". Son jugement était moralement insensible et historiquement faux; son argumentation présentait une horrible assimilation des victimes et des bourreaux. Elle semblait ignorer que ses affirmations équivalaient à une répudiation de Origines du totalitarisme: dans ce livre elle avait insisté sur la radicalité, et non pas sur la banalité, de cette variété de mal et elle avait montré que le nazisme, loin d'être un système fondé sur "le manque de réflexion", était une création de l'idéologie. Elle ne comprit pas pourquoi il y eut tant de bruit autour de ses propos. Elle ne tarissait plus sur la conspiration instruite contre elle par "l'establishment juif". Elle attribuait sa mauvaise presse en Israël au fait que ceux-ci, faisant jouer leurs relations dans la patrie juive, étaient des Ashkenazes de la même famille que ceux qui avaient participé aux Conseils juifs et collaboré avec les nazis.

En montrant qu'Arendt était occupé à disculper Heidegger en même temps qu'elle inculpait les victimes du nazisme, le livre d'Ettinger jette une ombre noire sur Eichmann à Jérusalem. Arendt y apparaît avoir voulu s' élever au-dessus de ces Juifs est-européens habitants des ghettos qui, selon elle, ont délibérément coopéré pour être collectivement conduits au massacre. Les passages offensants de son livre signifient-ils que, d'une façon ou d'une autre, elle ait voulu absoudre le magicien de Messkirch de ses crimes en montrant que ses victimes aussi étaient coupables ? En 1933, en réponse à une question de Jaspers voulant savoir comment il pouvait considérer quelqu'un d'aussi inculte qu'Hitler capable d'unifier l'Allemagne, Heidegger s'exclama: "Ce n'est pas une question de culture. Regardez la beauté de ses mains !". cela relevait d'un existentialisme politique. Heidegger proclamait que la place de la raison en ce qui concerne le pouvoir est limitée, ou qu'elle n'y a pas de place du tout, l'action et l'authenticité étant ce qui importait. Dans ses cours suivant la prise du pouvoir par Hitler, Heidegger défendit ardemment le Führerprinzip, le principe du Chef. Comme il l'enseignait dans ses cours sur Hölderlin, "le vrai et l'unique Führer indique en vertu de son Etre le royaume des demi-dieux". il croyait que la démocratie était responsable de la chute de la polis antique. Et cela allait presque sans dire que "le vrai n'est pas pour tout homme mais seulement pour le fort". L'esprit de sa pensée politique est un nietzschéisme vulgaire: dans une opposition prononcée contre le nivellement social caractéristique de la Modernité, il invoquait les Grecs anciens, pour qui les principes "de hiérarchie et de domination" occupaient la place d'honneur. Sa justification de l'activisme révolutionnaire est plus clairement à chercher dans son panygérique des "grands créateurs" du milieu des années '30, les "leaders" authentiques qui sont en relation privilégiée avec l'être. Par leurs travaux, ils sont chargés de dégager la masse de l'humanité du nihilisme absolu du présent historique. Avant-garde existentielle, ils sont les troupes de choc de l'être.Arendt aurait dû être révoltée. Malgré tout elle trouva une utilité à ce type de vitalisme révolutionnaire. Dans sa propre pensée sur la politique, elle conservait l'emphase de Heidegger sur l'authenticité et l'élitisme . Comme son mentor, elle souffrait de l'envie de polis, de la tendance à voir la vie politique moderne comme une décadence vertigineuse par rapport aux splendeurs d'un mythique apogée péricléen.

Dans la conception d'Arendt, "la manière de vivre politique n'a jamais été et ne sera jamais celle de la majorité". L'erreur de "la neutralité démocratique d'une société égalitaire est qu'elle tend à ne pas voir l'incapacité et le manque d'intérêt de larges parts de la population pour les questions politiques en tant que telles". Elle semble remarquablement sereine devant le fait que des structures aristocratiques confineraient la majorité des citoyens dans une existence politique totalement marginale. Elle réintroduit, sur des bases vitalistes et existentialistes, l'odieuse distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. Ses élites politiques préférées manifestent des aptitudes performantes de rang supérieur; et dans son esprit, ces aptitudes sont constitutives de l'action politique authentique. Dans La Condition humaine, le travail philosophique le plus important d'Arendt, elle propose une politique entièrement esthétisée. Elle fait remarquer que "l'action peut seulement être jugée sur le critère de la grandeur, parce que c'est dans la nature de renverser ce qui est communément admis pour atteindre à l'extraordinaire, où ce qui est vrai dans la vie ordinaire et quotidienne ne s'applique plus parce que tout ce qui existe est unique et sui generis". L'insistance constante d'Arendt sur les qualités agonistiques de la vie publique, sur la politique comme une sphère dans laquelle des élus recherchant l'action peuvent se distinguer, est très clairement antidémocratique. C'est un idéal politique singulièrement dépourvu d'altruisme et de fraternité. Pour ces raisons, il reste inconciliable avec les valeurs de solidarité politique qui sont essentielles à la notion d'une citoyenneté démocratique. Après tout, malgré tout, l'esprit de Marburg demeure.

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Elzbieta Ettinger, Martin Heidegger et Hannah Arendt (Éditions du Seuil).

Copyright © Richard Wolin / La République des Lettres, Paris, mercredi 01 mai 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.

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