Stanley Kubrick

Stanley Kubrick

Né dans le Bronx, dans une famille juive non religieuse originaire d'Europe Centrale, Stanley Kubrick fut un grand joueur d'échecs, un jeu qui toujours l'accompagna et dont la portée stratégique est repérable dans la plupart de ses films. On notera notamment dans 2001: l'Odyssée de l'espace que l'astronaute Dave Bowman combat Hal 9000 aux échecs. Mais l'échec fût aussi sa hantise de cinéaste, même s'il fut un homme combatif, de caractère angoissé, quasi phobique, anti-people et obsédé par le travail. Stanley Kubrick ne se déplaçait jamais en avion. Il voulait éviter les accidents et en provoque un à travers Hal 9000, la machine jugée infaillible. Il avait peur, comme Hal 9000 finit sa course et son oeuvre en avouant sa peur. Stanley Kubrick émigra en Angleterre définitivement en 1964 parce qu'il craignait un conflit militaire entre l'Union Soviétique et les Etats-Unis. Le décalage et le rapport entre sa vie réelle et sa projection dans la fiction, c'était sa peur. Hollywood finança Kubrick de loin, comme l'Amérique répond de loin aux astronautes de 2001. Kubrick dormait le jour et restait éveillé la nuit pour communiquer avec Los Angeles. L'exil ou chercher à ne pas être abandonné par la navette, comme dans 2001, tout en menant sa mission dans l'indépendance maximum. Kubrick fût un cinéaste qui, pourtant soutenu par la Warner, tourna peu (par rapport par exemple aux cinéastes de la Nouvelle Vague) parce qu'il était perfectionniste (et aussi parce que que certains projets, tel celui sur Napoléon, furent abandonnés). Stanley Kubrick, qui disait lui-même que les critiques et les enseignants analysaient les films parce qu'ils avaient besoin de gagner leur vie, en écrivait et en réalisait sans doute pour les mêmes raisons, mais avec lenteur et parcimonie, ce qui leur donnèrent tant de puissance. Car il ne rejetait pas le luxe, loin de là, et, même si c'était dans un repli familial qui bannissait les pilleurs de vies privées (dix ans de silence entre ses deux derniers films, vingt-cinq ans d'isolement dans son antre anglais avec sa dernière femme, comédienne allemande devenue peintre, et ses trois filles... Pendant plusieurs années avant d'être arrêté, un certain Alan Conway se fit même partout passer pour Kubrick car on connaissait très peu son visage), il avait le goût de la démesure et des grandes largeurs, lié à un panache et à une force créatrice aujourd'hui incontestés mais qui ne furent pas toujours reconnus comme tels. Il faut savoir aussi que si les chiffres 7 et 3 sont fondamentaux dans la mystique juive, Stanley Kubrick meurt à l'aube du 3ème millénaire, le 7 mars (7ème jour et 3ème mois de l'année 1999), à 70 ans et 7 mois, après avoir eu trois femmes et trois filles (la seconde fille, Vivian Kubrick, réalisa un documentaire sur le travail son père en 1980, Making the Shining. Elle signa également sous le pseudonyme d'Abigail Mead, la musique angoissante de Full Metal Jacket) et laissé pour oeuvre majeure 2001: l'Odyssée de l'espace, (2 plus un égal 3), écrite 33 ans avant Eyes Wide Shuts, comme en 3 mots son dernier regard, son dernier oeil sur un monde à qui il donna treize longs métrages. Stanley Kubrick mourra dans le lit de sa maison cachée dans les bois près de Londres, comme les trois astronautes débranchés par Hal 9000 dans leur sommeil.

Avant de devenir réalisateur, scénariste, directeur de la photographie, monteur et producteur, Stanley Kubrick commença sa vie professionnelle, formé à la photo par son père médecin, comme photographe-reporter dès 17 ans pour le magazine Look. Alors qu'il n'a pas 22 ans, à la suite d'un reportage sur le boxeur Walter Cartier, il réalise un court métrage, The day of the flight, puis tourne jusqu'en 1953 des courts métrages amateurs achetés par la RKO. Il rassemble 40.000 dollars pour produire son premier vrai film, Fear and Desire, sur la folie guerrière. Le film est joué par quelques comédiens tels Virginia Leith, Kenneth Harp ou Paul Mazurki qui interprètent chacun plusieurs personnages, et une équipe technique réduite, sans enregistrement synchrone. Ce premier essai montre déjà la méticulosité, obligée par manque de moyens, du cinéaste. Kubrick, dont la légende dit qu'il tenta de détruire les négatifs de ce film, ne baisse cependant pas les bras devant l'absence de distributeur et réussit à faire diffuser par United Artists un film noir dont le protagoniste est un tueur névropathe, Killer's Kiss (Le Baiser du tueur), dont il fut à la fois réalisateur, directeur photo, cadreur et monteur. Il met ensuite en scène The Killing (L'Ultime Razzia), un hold-up sur un champ de course, adapté du roman Clean break de Lionel White avec la collabration de l'écrivain Jim Thompson alors en pleine déchéance. La mise en scène est influencée par le travail sur la violence de Robert Aldrich mais aussi par Max Ophüls pour les longs travellings et par Rossellini pour les longs plans calmes. Kirk Douglas co-produit et joue dans Les Sentiers de la gloire, tourné en Allemagne en 1957, sur le le thème des soldats fusillés pour l'exemple par l'armée française pendant la première guerre mondiale. United Artists refuse de sortir le film en France pendant la guerre d'Algérie. Il faudra attendre 1976 pour voir l'interdiction levée. Mais la critique de son pays reconnaît bientôt Kubrick comme un grand réalisateur. Kirk Douglas lui demande, alors qu'il n'a que 28 ans, de remplacer Anthony Mann à la mise en scène de la superproduction hollywoodienne qu'est Spartacus, avec Laurence Olivier et Tony Curtis. N'ayant pas participé à sa genèse, Kubrick reniera quasiment ce film même s'il en fut satisfait à sa sortie. Il retournera en Angleterre pour adapter Lolita, le sulfureux roman de Vladimir Nabokov, en collaboration avec le romancier. C'est le premier de ses films où, peignant toujours la folie de la société américaine, il se tourne vers l'intime à l'européenne. Sue Lyon, 13 ans, y jouera Lolita, Shelley Winters Charlotte Haze, James Mason Humbert-Humbert et Peter Sellers Quilty. Kubrick réalise en 1964 une adaptation d'un roman à suspense, Red Alert, intitulé Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe, farce pacifiste et légèrement futuriste où un général Yankee fou surnommé "Jack l'Eventreur" prépare la guerre atomique dans le contexte russo-américain de la guerre froide. Folamour, corps organique et mécanique à la fois, infirme ex-nazi, a un tic: le salut hitlérien. Peter Sellers interprète trois rôles: le Dr. Folamour, un officier quasi débile, Mandrake, et le président "Muffley", autrement dit les Etats-Unis, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Il devait même jouer le pilote du B.52 mais, suite à un accident, fut remplacé par Slim Pickens. Ce film sur le jugement dernier par la bombe est un succès mais le film suivant le dépassera. 2001 l'odyssée de l'espace, en 1968, fait marcher les hommes sur la lune un an avant Amstrong. Chef d'oeuvre que la critique cinématographique écorcha comme beaucoup de ses films à leur sortie même si l'accueil public fut dans ce cas triomphal. Puis ce sera Orange Mécanique, fiction christique inspirée d'un roman d'Anthony Burgess. Le narrateur, joué par Malcolm McDowell, qui adore Beethoven et demandera "Qu'est-ce qu'il a de si merdique, ce monde?", dirige un gang d'adolescents déterminés par la violence gratuite. Trahi par ses complices, il sert de cobaye à une expérience de traitement bonifiant dit "traitement Ludovico", avant de tomber aux mains de l'opposition politique. La mort et l'oeil de Dieu planent sur ce film comme ils planent sur toute l'oeuvre de Kubrick. Puis c'est Barry Lyndon, d'après un roman d'éducation de William Makepeace Thackeray, dont l'action se passe dans l'Irlande et l'Allemagne du XVIIIe siècle, tourné avec des bougies pour seul éclairage. L'échec du film fait effectuer à Kubrick un nouveau virage vers le genre "horreur" avec Shining, adapté du roman de Stephen King, succès cette fois. Il revient à la folie de la guerre avec Full Metal Jacket, d'après Gustav Haford, une partie sur les marines dans un camp en Floride, une partie sur les marines au Vietnam. Stanley Kubrick achève son oeuvre par Eyes Wide Shuts ("Les Yeux Grands Fermés", titre prémonitoire puisqu'il connut une sortie posthume). Son dernier scénariste au nom d'ange, Frederic Raphael, déclara que Kubrick ne voulait absolument pas mettre en avant la judéité de la nouvelle d'Arthur Schnitzler qu'ils adaptaient, judéité à laquelle avait pourtant toujours été attentif Kubrick. Malgré les propositions de son scénariste, le cinéaste à tenu à universaliser et banaliser les noms des personnages. Ainsi les Fridolin et Albertine du récit devinrent les Bill (Tom Cruise) et Alice (Nicole Kidman) du film. Eyes Wide Shuts, où il est question de couple et de désir d'infidélité. Le dernier mot prononcé par Alice dans le magasin de jouets (Alice au Pays des Merveilles?) étant "Fuck", toute la question de la violence, de la possessivité, de l'homme face à la femme, du dysfonctionnement social reste posée avec, en toile de fond, la nostalgie d'un ordre plus harmonieux.

Note : Pour 2001 l'odyssée de l'espace, Kubrick avait travaillé avec l'écrivain Arthur C. Clarke (2400 heures au total), qui déclara: "Chaque fois que je sors d'une rencontre avec Stanley, je dois aller m'allonger". Stanley Kubrick, lui, déclara dans une interview donnée à Playboy en 1968: "L'homme s'est détaché de la religion, il a dû saluer la mort des dieux, et les impératifs du loyalisme envers les états-nations se dissolvent, alors que toutes les valeurs anciennes, tant sociales qu'éthiques sont en train de disparaître. L'homme du XXe siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue. S'il veut rester sain d'esprit la traversée durant, il lui faut faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même". Kubrick déclare aussi au New York Times en 1958: "J'ai une certaine faiblesse pour les criminels et les artistes; ni les uns ni les autres ne prennent la vie comme elle est. Toute histoire tragique doit être en conflit avec les choses comme elles sont". Obsédé par le nazisme, préoccupé par l'intelligence artificielle, plasticien, Kubrick sacrifia son image aux images. D'où ses films cultes, d'où sa légende d'ours paranoïaque, alors que ceux qui l'ont approché décrivent une ambiance agréable dans sa bâtisse pompeuse où, grand pédagogue, il aimait parler longuement, et où six chiens et beaucoup de chats veillaient sur sa concentration (passioné par les animaux, Kubrick pensait que l'homme était le plus grand prédateur de la planète). Mythe ou génial artisan, mysanthrope ou scrupuleux maître d'oeuvre? Si Kubrick eut ses détracteurs, dont le plus célèbre est Jean-Luc Godard, Orson Welles déclarait en 1958: "Parmi les jeunes metteurs en scène américains, je ne vois guère que Kubrick".

Filmographie de Stanley Kubrick:

Eyes wide shut (1998); Full metal jacket (1987); Shining (1980); Barry Lyndon (1975); Orange mécanique (1971); 2001: l'Odyssée de l'espace (1968); Docteur Folamour (1963); Lolita (1962); Spartacus (1960); Les Sentiers de la gloire (1957); L'Ultime razzia (1956); Le Baiser du tueur (1954); Fear and desire (1953).

Copyright © Michel Marx / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 8 août 2016. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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